[Recherche] Pierre Jourde ou l'écriture du non-vouloir, par Thierry Durand

[Recherche] Pierre Jourde ou l’écriture du non-vouloir, par Thierry Durand

mars 3, 2016
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[Recherche] Pierre Jourde ou l’écriture du non-vouloir, par Thierry Durand

Pierre Jourde ou l’écriture du non-vouloir

Thierry Durand, Linfield College (USA)

 

“Un jour, je dormirai”

(Pierre Jourde,  L’Heure et L’Ombre).

 

« Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac!

j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. 

La charité est cette clef. — Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! 

Tu resteras hyène, etc…, se récrie le démon […] »

(Rimbaud, Une saison en enfer, Prologue).

 

La réputation de Pierre Jourde est celle d’un pamphlétaire, mais il est aussi romancier et il a déjà derrière lui une œuvre conséquente et militante de théoricien de la littérature.  À cet égard, il le dit et l’écrit à de nombreuses reprises, la littérature est liée à la vérité, à celle du rapport à soi et au monde: “La vérité, c’est le travail de la littérature”, déclare-t-il dans un entretien sur France Culture (« L’Adieu aux paysans », Répliques, 22/11/2003 / FC).  Or, que se passe-t-il, demande Jourde, lorsque le récit s’attarde à ces expériences à la fois communes et précieuses de l’immanence que sont, par excellence, l’amour, le deuil ou encore la colère ; lorsque nous sommes ainsi tout à notre amour ou tout à notre chagrin, ou bien absorbés dans la colère ?  Doublant la revendication la plus fondamentale de l’individu à l’identité, au réel, “il y a toujours, tout au fond, […] quelque chose [qui] s’en fout” (Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 39 / PN) et qui révèle “notre défaut de réalité” (Littérature et authenticité, L’Harmattan, 2001, p. 52 / LA)[1], écrit Jourde ; nos grands moments ne sont au fond que des fictions, que des “opérettes” — ce dernier mot revient à de multiples reprises dans Littérature et authenticité.  Voici donc l’obsession qui occupe le centre des réflexions jourdiennes et hante le cœur de ses romans : “Nous ne sommes pas à nous-mêmes”,  lit-on sur son blog dans un article intitulé “À quoi sert la littérature?”[2]; “Nous n’y sommes pas”, dit Littérature Monstre (L’Esprit des péninsules, 2008, p. 19 / LM) [LA, 25] ; c’est là, formulation-témoin d’un principe de raison insuffisante, le leitmotiv de sa théorie et de sa pratique littéraires ; Littérature et authenticité y insiste : “Nous ne sommes pas à ce que nous faisons” (63) ; nous sommes “hors de notre véritable lieu” (13) ; “J’ai beau faire, je n’y suis pas” (40).  Telle est, selon Pierre Jourde, l’originalité de l’expérience de l’écriture littéraire, à la fois son mensonge romantique et sa vérité romanesque, son retour éternel à ce qui manque et l’objet d’un congédiement essentiel puisque, écrit-il après Blanchot dont s’inspirent ses travaux pour une part non négligeable, “la parole directe compromet ce qu’elle désigne” (LM, 484).  Considérée à l’aune d’une “altérité primordiale sans qualités” (LA, 199) qu’il appelle aussi fadeur, c’est ainsi la question du rapport entre fiction, vérité et réel que soulèvent ses récits et sa critique.  Elle interroge ce privilège – qui distinguerait la littérature des autres formes de savoir – d’aller, en quelque manière, à la chose même, et remet en cause la prétention littéraire d’éviter ce costume mal taillé qu’est l’approche conceptuelle de la réalité pour la saisir du dedans.  C’est ce paradoxe exemplaire qu’il faut éclaircir dans l’œuvre de Jourde : si, selon le mot de l’écrivain, nous sommes des “bêtes à secréter de la fiction” (FC), comment la fiction elle-même peut-elle nous aider à sortir de sa fausse naturalité ?  Ou, selon la formulation de l’écrivain, “comment sortir de la fiction par la littérature” (FC) ?

 

Écrire contre Kant

L’ambition de réveiller le lecteur de son approche dogmatique de la réalité, c’est-à-dire de ses fictions, trouve chez Jourde sa raison première dans une certitude intime de la conscience qui s’éprouve comme divisée et inactuelle.  Jourde, qui a étudié la philosophie, souligne cette radicalité de l’expérience avec l’utilisation d’un vocabulaire kantien et, à travers cet emprunt, par la reprise au compte de la littérature de l’ambition épistémologique qui est celle de l’auteur des critiques : la littérature, explique Jourde, examine rien moins que les conditions de possibilité de “l’intelligibilité” ; contre “les calcifications mentales” (LM, 19) et le “sommeil dogmatique” (LA, 66), l’écriture “crée les conditions d’une expérience et d’une intelligibilité” (LM, 29) ; la littérature est “la recherche des limites” (LM, 15) ; elle exerce “un travail critique” (LM, 19) et doit envisager comme une “propédeutique” (LA, 200).  Le terme “intelligibilité”, à la connotation plus inaugurale que celui, kantien, de “connaissance”, introduit une différence notable : pour Kant, “l’intelligible” est l’inaccessible noumène ; concept en quelque sorte “négatif”, il demeure inconcevable et ne fonctionne que comme idée régulatrice quant aux limites de l’entendement.  Chez Jourde, au contraire, l’intelligibilité fait de la littérature l’expérience non des limites imposées au bon fonctionnement de l’entendement par le tribunal de la raison, mais bien plutôt celle d’une sensibilité ou d’une intuition plus large, impossible chez Kant, et qui s’ouvre à un monde qui la comprend et dont la vérité l’excède.  La littérature doit être ainsi entendue “comme un retour au réel dans sa complexité, [un] élargissement du champ du sensible” ; elle consiste à éveiller “de nouvelles dimensions de la sensibilité” (“A quoi sert la littérature ?”, op. cit.).  C’est dire la mesure ou la démesure du projet métaphysique jourdien (et, par suite, son anti-kantisme) et son souci d’un rapport avec quelque chose de plus originaire que le “phénomène”.  À travers sa référence à Kant, c’est ainsi l’éminence de la littérature dans son rapport à la vérité que Jourde met en valeur.  Or, placée ainsi comme au seuil, à l’orée ou à l’aube de l’existence, la conscience narrative ne part pas de rien : l’intelligibilité jourdienne est d’abord l’expérience de ce qui la précède, de la pré-réflexivité qui l’enveloppe et la défait.  C’est cette pré-réflexivité déformante, critique de la structuration kantienne de l’entendement par les catégories, qui est à l’œuvre dans ses romans et récits.  La conscience jourdienne est ainsi affectée avant d’être entendement et cela est évident dans les romans qui mettent en scène une conscience plus narrative que narratrice, davantage racontée que racontant.  Prise ainsi dans l’entre-deux de la passivité et de l’initiative, la conscience peine à la clarté dans Festins secrets ou L’Heure et l’ombre.  Encore ensommeillé et comme à demi enfoui dans ce qui le précède et obscurément le sollicite, le personnage romanesque[3] est tout à la fois privé et préservé de ses lumières par un “avant” qui le hante.  Jourde parle à ce propos d’une inquiétude, d’une humeur ou d’une tonalité associée à une précédence destituante.  Une telle intelligibilité “pathique” qui enveloppe l’éclairage du sujet se traduit dans ses romans par l’incertitude qui affecte le temps et l’espace et par des plongées intérieures et vertigineuses dans le souvenir qui déstabilisent le sens interne.  Dans Littérature et authenticité, Jourde parle d’”états hypnagogiques” (106), c’est-à-dire de dessaisissements qui se définissent par la mise à l’écart des réductions rationalistes en faveur d’un certain somnanbulisme qui affecte en retour la perception diurne et maîtrisée d’un coefficient d’insuffisance.  Car c’est là l’important : le retour à la clarté — il faut bien écrire, il faut bien penser — est tissé d’arrière-pensées. 

            L’écriture romanesque jourdienne a donc ce côté expérimental qui rappelle le surréalisme : à la faveur d’états de distraction qui détachent la conscience de l’ici-maintenant ou, au contraire, le fouillent en détail jusqu’à en éprouver l’étrange inconsistance, le récit jourdien se présente comme la descente dans un monde intérieur hanté par une quatrième dimension absente de l’efficace de la veille, par un défaut de substance qui double toute affirmation de l’intuition de sa contingence absolue et qui conduit Jourde et ses personnages à dire qu’ils “n’y sont pas”.  La gravité accordée à la littérature, son rapport de savoir à l’identité, à l’authenticité, au réel, font ainsi de chaque roman jourdien une sorte d’expérience de pensée au cours de laquelle la “réalité humaine” se risque tout entière dans un rapport à une “source obscure”, à une sur-naturalité.  À lire Jourde, on passe ainsi de l’assise kantienne à une inquiétude métaphysique touchant à l’intentionnalité qui est à l’origine du savoir.

            Avant d’examiner les manifestations romanesques de la sensibilité jourdienne, il faut donc noter ce travail de déstabilisation de l’identité.  Il s’inscrit dans une réflexion sur le décentrement ou l’excentricité et cela, c’est suffisamment original pour qu’il faille le noter, à travers une référence persistante aux contes, ceux de notre enfance et, plus généralement, à tout un imaginaire fantastique auquel Jourde assigne la tâche de susciter des points de contact entre identité et l’excès pré-réflexif dont il vient d’être question, entre “l’esprit de la modernité et les thèmes archaïques de la pensée mythique”, pour reprendre une expression que Claude Louis-Combet utilise à propos de Maldiney[4].  On a mentionné le criticisme kantien pour souligner la radicalité de l’approche jourdienne[5]. S’il ne faut pas trop développer cette comparaison, en fin de compte paradoxale, au philosophe des Lumières chez un écrivain qui, dans son rapport à la vérité, éprouve des réserves certaines à l’égard des clartés de l’entendement, les références jourdiennes à Kant nous permettent en revanche de mieux comprendre sa structure de l’intelligibilité et notamment le rôle des contes dans la constitution d’une sorte de “fantastique transcendantal” (l’’expression vient de Gilbert Durand dont Jourde se dit “nourri”) qui rappelle l’“esthétique transcendantale” du philosophe.  Référence omniprésente dans ses récits, les contes fonctionnent en effet chez l’écrivain comme la forme fondamentale à laquelle est liée l’intuition propre à la littérature. Mais la différence entre l’écrivain et le philosophe est importante : au contraire de l’architectonique kantienne, solide charpente conceptuelle et constitutive de la connaissance, la référence à la vérité immémoriale du conte invite à considérer le savoir non plus comme un champ fermé au-delà duquel plus rien ne serait assuré en connaissance, mais comme un glissement progressif, toujours déjà entamé en quelque manière, vers l’obscurité de l’origine.  On peut dire que chez Jourde, le récit prend la place du concept. La forêt des contes, les fées ou les bonnes marraines, les démons, les ogres, les monstres et autre méchant loup, apparaissent comme autant d’étoiles dans une constellation narrative qui se veut à la fois référentielle et essentiellement insuffisante. Leur mention incongrue (inactuelle) et comprise comme telle par les personnages eux-mêmes sous la forme de l’analogie, sagesse aussi bien qu’enfantillage mentionnée à titre de retour à un illo tempore auquel on ne croit évidemment plus, suscite cependant le souvenir fasciné d’un rapport tout à la fois plus vrai et plus léger avec une altérité archaïque qui ne cesse de se dérober, ce que Claude Louis-Combet appelle “la présence d’une instance nouménale”[6].  Si l’on peut dire que tout, selon Jourde, revient à un conte, c’est que la vérité dont il est question dans ses romans est, en quelque manière, un retour à l’enfance, à sa grâce distraite et sérieuse, à une essentielle et grave superficialité qui hante le souvenir de l’adulte. Les références aux contes apparaissent ainsi comme autant de commentaires métadiégétiques d’une réflexivité en contact, mystérieusement, merveilleusement, avec quelque chose qui reste en retrait, qui informe en déformant et qui constitue, si on peut utiliser ce verbe, l’intelligibilité à l’œuvre dans l’écriture jourdienne. 

            On peut donc résumer les choses ainsi pour conclure sur le rapport de Jourde à Kant : d’un côté, l’imposant édifice critique kantien prête au projet littéraire jourdien son sérieux, sa radicalité et son urgence ; de l’autre, il offre le point de départ d’une critique possible, déjà exploitée par Schopenhauer puis par Bergson, et qui concerne les limites de l’intuition chez Kant.  La littérature ou, plutôt, l’intuition à l’œuvre dans la pratique littéraire représente chez l’écrivain la possibilité d’une émancipation à l’égard des contraintes de la connaissance positive pour aller au-delà du phénomène vers l’intelligibilité du réel.  Il est donc temps d’abandonner la sédentarité (et la sécurité) de l’enclos kantien[7] pour s’aventurer dans les espaces improbables du nomadisme jourdien.

   

            1. Temps :

C’est justement l’ébranlement des fondations de la connaissance que sont le temps et l’espace chez Kant, mais également pour toute science et tout sens interne, qui frappe d’entrée de jeu le lecteur des romans jourdiens. Loin d’être structurante, l’expérience du temps y est celle du dévoiement et de l’égarement.  Le temps n’est plus linéaire mais privé au contraire de l’impulsion originelle qui aurait dû l’orienter; il est comme dé-téléologisé.  De là, l’impression d’un désordre temporel dans les romans comme dans les récits semi-autobiographiques de Jourde ; on n’y est pas: “Je navigue parmi le désordre mouvant des temps” (La Présence, Les Allusifs, 2010, p. 66 / LP).  L’Heure et l’ombre évoque un temps perdu, obscur, irrécupérable : “Je voyais s’étendre l’ombre du temps, […] absorbant ces heures perdues […].  Leur disparition n’était pas étrangère à leur nature. […] Elles étaient leur disparition” (HO, 194).  La conscience d’un temps out of joint, disloqué, désorganisé et doublé par son ombre, se manifeste ainsi à travers le souvenir qui, à la faveur d’un endormissement qui est aussi éveil à un en-deçà, émerge chez Jourde d’un oubli plus fondamental et dont l’exigence pressentie demeure mystérieuse, infiniment interprétable dans une confusion et une profusion de signes : il y va du moi, de sa vérité, mais en quoi?  Le temps de la quête s’abîme ainsi dans un labyrinthe d’interprétations qui détourne toujours de la pièce centrale ou encore de la “chambre du fond” (LP, 44) que l’auteur présente comme une image structurante de son propre imaginaire.  À l’image de Pays perdu, le trésor reste introuvable.  Le temps se retourne sur lui-même à la manière de l’Ouroboros des mystiques. Le personnage s’y double ou s’y reflète, s’y superpose à lui-même sans s’y retrouver, sans s’y reconnaître. Quand, à la fin de Festins secrets, le narrateur mystérieux, en retrait, compagnon vocatif et instance oraculaire de Gilles Saurat, prend enfin figure, la présence énigmatique apparaît sous la forme d’un démon qui habite les combles de l’asile d’aliénés où est interné le personnage devenu un vieil homme : “J’avais pris mon temps pour te conduire là, explique le démon. […] Il t’avait fallu encore des mois, des années pour aller jusqu’au bout” (L’Esprit des péninsules, 2005, 507 / FS).  Le bout, le démon ou figuration délirante de la folie de Gilles Saurat, n’est cependant qu’un “veston flapi” (FS 507).  Au bout, donc, “de la conscience, sans rien d’autre. Sans propriétaire et sans contenu” (87).  L’habit est nu, débarrassé de son moi, et cette coquille vide apparaît au lecteur comme l’ultime, c’est-à-dire comme un reflet parodique et désincarné, négatif d’une identité qui n’a jamais été que d’emprunt.  Ce n’est plus une liberté qui porte un habit (démarche sartrienne) mais l’habit qui porte une singularité de rechange (démarche jourdienne).  L’identité-ipséité (se retrouver dans l’expérience de l’altérité) cesse ici d’être la dialectique du même et de l’autre figurée dans l’intrigue du temps et s’abîme au contraire dans la folie d’une éternelle non-reconnaissance. Le fil du temps de l’histoire s’est cassé.  Ce que Sartre appelle le “circuit de l’ipséité”, c’est-à-dire le retour de la conscience à elle-même comme assignation à sa liberté, se transforme ici en un labyrinthe infigurable ; l’intrigue y est celle de l’égarement et de l’effacement. Passif et comme vidé par un trou de vidange, le temps intérieur devient pure nostalgie et “se tourne vers le fondement absent, l’origine toujours dérobée de ce monde” (LA, 71). 

            Le temps jourdien n’est pas de notre côté.  Il est parcouru de chemins qui se croisent et ne cessent d’opposer l’ironie du “non” à toutes les reprises identitaires du personnage, à toutes les coïncidences merveilleuses.  “J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène” (Nerval, “El Desdichado”) devient dans Festins secrets un fait divers sordide qui mène son acteur principal à une clinique spécialisée pour cause de violence et d’abus sur mineure.

 

            2. L’espace / le monde

Le deuxième pilier, l’espace, n’est pas moins désorienté et doublé.  Mis en scène dans la lutte de l’ombre contre la lumière, d’une écriture obombrante, voire érotique, contre une écriture pornographique, l’espace de l’être-au-monde jourdien s’augmente de la “Présence”. Cette présence, c’est proprement la hantise de l’imaginaire que l’écrivain définit comme “croisement de temps et d’espace” (LM, 25), “bouleversante coexistence de la présence et de l’absence” (LP, 84). L’habitation — mode fondamental de l’être-au-monde, apparaît ainsi au lecteur comme la doublure de l’ici par l’ailleurs d’une spectralité (la présence, dit Jourde, est “l’apparition fantômatique d’une négation” [LM, 25]) qui déréalise le monde et le transforme en copie de lui-même.  L’intuition jourdienne, celle aussi que portent ses personnages, est que le monde “est virtuel, non réel” (LA, 71), que “le paysage est sur le mode du comme si” (LA, 47) et qu’il s’ouvre devant l’écrivain “comme un théâtre” (LA, 43) avec ses coulisses inexplorées : les maisons contiennent des pièces mystérieuses, elles sont plus grandes à l’intérieur qu’à l’extérieur et dessinent des symétries envoûtantes ; elles sont hantées par des “créatures du chaos” (LP, 46) qui ne sont, les personnages en sont conscients, que le rendu mythique d’un manque à dire qui échappe à l’entendement mais se rappelle à l’intuition, celui d’une présence “étrangère, sans visage, sans corps, sans lieu” (LP, 53).  Une fois chassée l’impénitence d’un certain romantisme, la forêt désintentionnalisée révèle “la sauvagerie rendue présente ; ce monde étranger, qui excluait ma présence”, écrit Jourde dans La Présence (130).  Plus largement, l’expérience pressentie d’une chair du monde (LA, 77) signifie d’emblée le paradoxe d’une composition toujours déjà décomposée et, d’une certaine manière, celui d’un monde accompagné de sa doublure morte.  Au démon du temps répond celui de la matière. 

            Deux images de la percée incessante de l’innommable dans les romans de Jourde : d’une part, la correspondance onto-géologique du magma et onto-physiologique de l’excrémentiel, deux images prégnantes, à tel point que la récurrence obsessionnelle de la “merde” (“La grande déesse” [PP, 140]) ou des toilettes comme “déchirure à la surface du monde” (PN, 191) dans les récits, rappelle l’exercice spirituel recommandé par le Bouddha de la contemplation de cadavres en décomposition[8].  Il y a ainsi une phénoménologie de la merde chez Jourde — “cet enfoncement lent des formes dans la substance” (PP, 39) — comme il y en a une du poil chez Ricœur (“la fine pointe de l’ambiguïté, écrit Ricœur : quand il tombe il préfigure le cadavre que je deviens.[…] quand il pousse c’est mon être-pour-la-mort qui grandit en moi”) ; les deux sont moins des figurations de notre être-pour-la-mort que celle de l’effacement qui est la texture même de tout ce qui est.  Écrire, chez Jourde, c’est se sentir mourir et, d’une certaine manière, comme ces médaillons gothiques, adaptations modernes et kitsh des vanités de la Renaissance, qui, selon la perspective, représentent la personne ou son squelette décharné, surprendre la mort sous le soi puis, comme par l’inversion d’un regard devenu blanc, le soi comme doublure de la mort. À l’image de l’athéologie bataillienne, l’extase se confond ici avec l’abject, avec une pornographie du réel qui nous attire et nous répugne, et l’un parce que l’autre. 

            L’autre image revient à plusieurs reprises sous la plume de Jourde : il s’agit de celle, justement, de la double vue dont l’une des inspirations les plus importantes sans doute se trouve chez Blanchot dans un fragment de L’Écriture du désastre intitulé “une scène primitive” ; dans ce fragment, Blanchot met en scène un enfant à qui, soudainement, sans raison, l’invisible est offert. Le rien apparaît alors comme un ciel vide, absolument vide dans un monde pourtant absolument inchangé[9] (LA, 46, 52 ; HO, 26 ; PN, 196).

 

            3. Le personnage

Ainsi jetés dans un espace/temps que Jourde compare tantôt à un ruban de Mœbius, tantôt à une géométrie invraisemblable, la mise en scène des personnages apparaît au lecteur comme la choréographie tâtonnante d’identités flottantes, incapables de se ressaisir dans un sens interne, dans une spécularité fixe et structurante.  Tout comme celles des personnages eux-mêmes, les interprétations du lecteur quant à la réalité de certains épisodes s’entre-dévorent; elles semblent toutes revêtues de la tunique de Nessus dont il est question dans Littérature et authenticité. Le personnage n’est jamais loin de la folie et le lecteur du désappointement : rêve ou réalité, ici ou ailleurs, maintenant ou jadis, le même ou l’autre ?   À travers la représentation de vies entières, ce qui est le cas de L’Heure et l’ombre, de Festins secrets, de Paradis noirs et de La Cantatrice avariée, c’est donc l’unité narrative d’une vie que les récits jourdiens s’appliquent à méticuleusement définaliser. Au cœur de la quête identitaire du personnage, une usure ontologique est à l’œuvre dans les récits, un travail de sape, une obsolescence qui défigure les paysages intérieurs et extérieurs, un chaos sans finalité qui ne cesse de harceler la forme à la manière de ces éruptions volcaniques qui redessinent sans cesse le relief selon d’imprévisibles effets de surface. Le personnage jourdien se défait dans sa part d’ombre, pris comme il est dans un rapport fasciné avec une opacité inaugurale, et qui fait de l’identité, de l’espace et du temps, les résultats contingents de bricolages précaires (le “garage moderne” de L’Heure et l’ombre, mal déchiffré par l’un des personnages, devient “gorge moderne”, oracle cambouis du rafistolage à perpétuité d’une identité cassée). Festins secrets est cette tragédie moderne de la désubstantification, d’un devenir monstrueux qui déchire les formes et où tout et rien (ne) font, désormais, sens. L’écrivain, déclare Jourde à ce propos, est un “montreur de singularités (de monstres)” (LM, 22).

            Que ce soit dans L’Heure et l’ombre, Festins secrets ou Paradis noirs, le personnage jourdien apparaît donc comme l’inflexion d’un anonymat primordial, la déclinaison d’une hyperbole. Au bout du compte, la clé du récit ne réside plus dans une psychologie particulière (“La littérature […]déborde toute psychologie” [LA, 200]). L’individu n’est pas original chez Jourde. Dans L’Heure et l’ombre, les histoires se répètent et s’interpénètrent ; Gilles pourrait être Martin, et le narrateur, qui y voit “La fatalité du redoublement” (HO, 12), retrouve son amour d’enfance, Sylvie, en Denise (les prénoms choisis s’inscrivent d’ailleurs dans une histoire plus vaste, celle de la littérature que Jourde reprend et répète : Diane, Denise, Laure et Sylvie rappellent ainsi Bataille, Blanchot ou Nerval). Le soupçon existe que le tourment du narrateur, né de la rencontre d’un amour qui lui demeure inaccessible par excès d’idéalisation  — platonite aiguë —, l’ait conduit au meurtre paroxystique, au bord d’un ruisseau, d’une enfant en forêt ; “Gilles”, le même prénom est repris dans Festins secrets, fait alors écho à Gilles de Rais et apparaît comme l’incarnation des mêmes démons. Par delà les vies particulières, les identités et les âges (les répétitions intradiégétiques, littéraires et historiques), les actions semblent ainsi s’inscrire dans un formalisme qui réduit les personnages à des types dans le retour infini d’une même histoire fondamentale — celle, justement, que révèle selon Jourde l’herméneutique du conte : texte immémorial, au casting exemplaire et dont la superficialité qu’il revêt, a fortiori de nos jours, exprime à merveille l’ontologie plate de la “réalité humaine”[10]. Dans le conte jourdien, l’ange et la bête, la tragédie et le grotesque, le sérieux et le comique, la grâce de la caresse et l’obscénité pornographique sont intimement liés. Bien et mal s’y abîment dans un “c’est ainsi” sans créateur, ainséité qui est aussi celle des contes, selon Jourde, platitude doublée de son impossibilité que L’auteur de Littérature et authenticité appelle neutre ou fadeur. Les personnages sont pris dans une “cause errante” que représentent par exemple les figures d’Hécate et de Gérion dans les romans et que le lecteur retrouve dans Pays perdu : « La voix posée de l’aïeule laissait entendre qu’on pouvait être les deux, le jeune homme impeccable au regard doux dans son cadre, et l’autre, celui de la baïonnette dans le ventre du Boche, de l’éclat de fer entrant dans la cuisse.  Les deux estompaient insensiblement leur différences pour revenir à un point où ils étaient les mêmes, quelque chose de fade et d’un peu sur comme l’odeur des pommes dans la pièce » (PP, 93). 

Au sein de cet  “effacement de l’être individuel”, “on dirait que le pays ne cesse depuis des lustres d’inhumer et de réinhumer inlassablement les mêmes défunts” (PP, 120), lit-on dans le même récit de 2003.

 

Que dois-je faire? “En être sans y être” ou portrait de l’écrivain en excentrique

On comprend donc en quoi l’écriture jourdienne peut apparaître au lecteur comme un exercice spirituel ou une infinie méditation autour d’un point d’usure ou de démotivation.  Pour être “vraie”, pour échapper à ses mythes, la volonté à l’œuvre dans l’écriture est amenée à renoncer à son authenticité et à “viser à sa suppression” (LA, 199). Elle doit se montrer inessentielle sans que cette inessentialité devienne essentielle.  Le récit jourdien s’applique ainsi à la recherche de ce point où il se devient indifférent ; il s’applique à s’être excentrique. Ce qui caractérise l’excentricité, en effet, davantage que son indifférence aux conventions, est surtout son indifférence à sa propre anomalie, à son propre excès ; l’excentrique est toujours hors de soi comme par distraction : il dit sans vouloir dire et c’est là d’ailleurs sa grâce: il en est sans y être.

            Le maître-récit, à cet égard, est un texte publié en 2008, La Cantatrice avariée.  Il s’agit d’un conte loufoque, farfelu et qui, contrairement à l’invitation du titre, est plus proche d’En attendant Godot, voire du message perdu des Chaises, que de La Cantatrice Chauve (et ce, en dépit du recommencement que signale la fin de la pièce de Ionesco). On peut lire En attendant Godot comme une représentation parodique de la structure irrémédiablement téléologique de l’esprit humain, de sa nature fondamentalement “religieuse”, en ceci que toute conscience, animée par une foi incorrigible en l’achèvement, son devenir réel, est programmée par son intentionnalité même comme projet de soi-même, projet d’une conscience de soi réalisée. En cela, on peut dire que la pièce de Beckett et, par exemple, la dialectique cassée du maître et de l’esclave illustrée par Pozzo et Lucky, sont la parodie de cette tyrannie métaphysique de la substance et du salut qui dévalorise le ici-maintenant en numéro de cirque. Mais c’est là encore trop dire pour Jourde et La Cantatrice avariée peut être lu, à l’endroit du texte de Beckett, comme une surenchère parodique. Cette fois, l’ambigu et néanmoins irrécusable Godot a disparu et l’insignifiant y est démasqué comme tel ; il est d’ailleurs si insignifiant qu’il reste innommable ; il est d’abord appelé “La Chose”; la majuscule du début disparaît à la fin. La question devient en effet : comment ne pas trahir l’insignifiant, comment ne pas attendre Godot tout en s’assurant que c’est bien Godot, c’est-à-dire l’insignifiant que l’on n’attend pas, puisque l’attendre donnerait sens et signification à l’insignifiant ; c’est bel et bien Eurydice qu’il ne faut pas voir en se retournant. Tel est le paradoxe clownesque ou bouffon — Jourde parle de “divinité bouffonne” (HO, 25) — de la mécanique du désir à l’œuvre dans l’imaginaire, la fiction déshabillée par ses fictions, même, qui doit défaire la nuit l’écriture du jour, “tomber dessus” sans chercher, pour que ce qui est trouvé soit dépouillé de l’intention, toujours valorisante, d’avoir trouvé — définition, on l’aura compris, de la grâce, et fantasme mallarméen de l’écrivain devenu le spectateur de son œuvre : “La grâce seule, immotivée, coupe l’entrelacement des motifs” (LA, 117).  Voici donc un récit, La Cantatrice avariée, racontant une quête pour rien, escamotant l’objet du désir au nom de son authenticité, authenticité qui consiste en la présence hyperbolique d’une absence absolue d’authenticité.  Ce qui reste est à mourir de rire. L’écriture comme dégagement et farce, opérette auto-proclamée de l’auto-monstration du monstre mais dont la mise en scène de l’auto-effacement du dire est dans le vrai : faire en se défaisant, créer contre l’acte de créer, effacer par le rire et l’outrance la volonté de parvenir, introduire, au bout, la défaite dans le vouloir. C’est là le devenir excentrique et le pari impossible que Jourde assigne à la négativité de la littérature. À la présence des dieux, formidable et irréfutable dans Œdipe-roi, puis à celle de Godot, à laquelle nous sommes programmés, écho de la machine bergsonienne à faire des dieux, se substitue ici le paradoxe d’une inconvenance radicale, en l’occurrence un faux oncle, Amadée Ouin, sainteté trafiquant en “ferraille et vieux métaux” (reprise de la gorge-oracle de nos rafistologes apolliens) et qui annonce, superbe d’insignifiance : “Moi, l’oncle éternel […] je dédouble au fond du grand miroir mon irrémédiable platitude” (215).  Au bout du récit et, cette fois, dépouillé du sérieux pathétique du démon de Festins secrets, La Cantatrice avariée illustre l’émergence d’un fond d’absence neutre selon une figure dont la farcissure et le grotesque soulignent aussi bien l’irrémédiable excès de l’écrivain lui-même dans la manière dont il conduit l’identité narrative au “chaos intime” (FC), et ce dans une proximité asymptotique qui le “relie [à] l’ensemble de l’univers”. Il faut “bouffonner l’orgueil. Le refuser serait encore de l’orgueil” (LA, 187).  Court-circuité par le neutre, rendu aphasique, le “circuit de l’ipséité” flirte avec une intensité qui le dépasse et le “dé-dialectise” : « En délivrant notre pensée de son rapport d’appropriation au réel, l’inspiration affranchit en même temps le réel de l’intention, c’et-à-dire du poids de la prévisibilité et de la détermination.  Elle inaugure une nouvelle temporalité, substitue une circularité à la linéarité.  Le paradis de l’antériorité fabuleuse se profile devant nous » (LA, 130).

            Dans ce dialogue très nourri entre philosophie (Pascal, Kant, Schopenhauer, Heideger, Sartre, Merleau-Ponty, Rosset sont conviés au panthéon jourdien) et littérature, le parti /pari jourdien est donc que ce que la raison ne saurait concevoir dans sa demi-habileté (on ne peut pas voir sans voir ; on ne peut pas se débarrasser du principe de non-contradiction), la littérature peut le souffrir dans la vérité de son intuition. C’est cette souffrance ou passivité qui, finalement, permet à Jourde de superposer la figure de l’écrivain et celle de Job.  Mais dans un contexte peu religieux : la grâce est due un peu à l’expérience de l’écriture et beaucoup, semble-t-il, à un insondable caprice qui fait que certain l’auront tandis que les autres en seront privés. Là encore, Jourde se distingue de Kant en faisant de la raison à l’œuvre dans l’écriture un usage qui dépasse nos forces. La littérature “ne compromet le sens, déclare Jourde, qu’afin de nous rendre libres de recevoir la grâce” (LA, 201). À la question : “Qu’ai-je à espérer?”, l’écrivain jourdien répond donc par la nécessité infinie de faire le vide et l’affirmation d’une alliance paradoxale et démotivée, on a envie de dire jubilatoire, entre “le désespoir du manque et la sérénité du neutre” (LA, 100), entre “l’illimité de la joie et de la douleur” (LA, 101), entre possibilité et nécessité (LA, 123).  L’écrivain, déclare Jourde, recueille “la plainte” qui lui “donne forme” (LA, 101), “ce que l’homme appelle son moi” (LA, 101) et, dans le meilleur des cas, « reçoit la grâce véritable de “celui pour qui plus rien n’est justifié” » (LA, 119). C’est ce saut ou cette élection qui, on peut voir les choses ainsi, évite à l’écrivain la nausée d’une descente infinie et infernale, et qui caractérise non seulement l’éthique jourdienne de l’effacement mais aussi la beauté comme chant noir et convulsif, l’“imminence monstrueuse qui [est] la substance de l’enfance” (85), écrit Jourde.  En être sans y être, se glisser dans l’effacement, tel est la conversion hasardeuse de l’excentricité de l’écriture jourdienne qui conduit son lecteur de la folie possessive de Festins secrets à la révélation de l’amitié dépossédée dans L’Heure et l’ombre pour les réunir enfin dans Paradis noirs sous la figure de l’écrivain-personnage qui dresse la (s)cène de ses fictions universelles pour mieux s’en absenter.



 



[1] Jourde parle ainsi de la littérature comme d’un “exercice spirituel” qui cherche à rejoindre un “silence parfaitement neutre” (LA, 200).

[3] Le théoricien également, qui déclare avoir rédigé Littérature et authenticité par culpabilité (LA, 106).

[4] “Stèle pour un homme à hauteur de son mythe”, in L’Atelier contemporain , n° 4, automne-hiver 2001, p. 586.

[5] C’est Jourde lui-même qui suscite le rapprochement dans ses textes critiques.

[6] op. cité, p. 582.

[7] Jourde ridiculise avec cruauté la “culture” représentée par le professeur Blancpain dans Festins secrets. L’universitaire incarne non seulement l’inadéquation savante face à l’enjeu mais surtout l’absence de risque que représente une certaine recherche qui laisse le pain noir aux véritables écrivains.  Et la science n’est pas en reste, qui se borne à des diagnostics et solutions psychiatriques là où c’est toute une dimension existentielle de l’être-au-monde qui apparaît.  

[8] Dans Paradis noirs, Jourde parle à ce propos d’“une révélation”: “Une expérience métaphysique et sale, comme lorsqu’on éventre un petit animal, et qu’on y trouve la matière première de l’univers, encore tiède, au lendemain de la création.” (139)

[9] Voir L’Écriture du désastre (Gallimard, 1980) p.177.

[10] “Le monde se réduit à un spectacle sans épaisseur. […]Ce monde ne se double pas d’arrière-monde” (LA, 47).

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