Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008 ; rééd. Folio, n° 5000, janvier 2010, 256 pages, 6,60 euros, ISBN : 978-2-07-040247-2.
Avant même que l’article final sur Les Années ne paraisse dans le volume consacré à Annie Ernaux (Publie.net, collection "Libr-critique"), on ne peut que saluer la réédition de ce livre majeur dans la collection "Folio" en prolongeant la réflexion amorcée en 2008 [lire ici].
Habillée d’un sobre bandeau bleu arborant un chiffre tout rond (5000), la couverture de cette réédition Folio a de quoi attiser la curiosité des plus jeunes et raviver la nostalgie de leurs aînés : dans un paysage bucolique, une 2 CV… en gros plan, une partie d’un corps de femme, dont ressort la fraîche robe bleue à fleurs – ce bleu réfléchissant celui du bandeau et du nom de l’auteure. Parce que emblématique d’une période aujourd’hui révolue, cette représentation est conforme au projet ernausien : établir une archéologie de nos années, d’une génération à l’autre, d’une époque à une autre.
"Pourquoi toujours l’entre-deux ?"
"Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous" (phrase de José Ortega y Gasset citée en exergue).
La posture ethnologique d’Annie Ernaux s’éclaire dès qu’on examine les quelques passages réflexifs qui, mettant à distance l’écriture même de ces Années, explicitent l’entreprise autobiographique dans toute sa spécificité. Car l’autre itinéraire balisé auquel sont conviés les lecteurs attentifs n’est autre que celui qui retrace la genèse de ce "roman total" (dénomination inscrite dans les brouillons et reprise à la page 158 de l’édition originale – Folio, 166). Lorsque Annie Ernaux évoque la naissance du projet trois ans après son divorce (1985, donc), dans la solitude et la liberté retrouvées, elle soulève un premier problème méthodologique : pour faire "ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire", comment "organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui" ? Un peu plus loin, elle revient sur la question de l’unité : pour rendre compte d’une vie, comment totaliser des éléments multiples et disparates par nature ? comment articuler histoire(s) et Histoire ? singulier et collectif ? comment choisir entre le je et le elle ? entre ces deux récits paradigmatiques que sont Autant en emporte le vent et À la recherche du temps perdu ? (cf. p. 179 ; F, 188). Les certitudes acquises une vingtaine d’années plus tard sur la forme définitive du livre, elle ne nous les délivre que dans les dernières pages, où elle prend soin de rappeler son ethos littéraire originel, qui ne pouvait qu’être en parfaite adéquation à son habitus secondaire : "elle espérait trouver un langage inconnu qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d’une voyante" (240 ; F, 252). Pour se détacher de cette vision post-rimbaldienne héritée du microcosme scolaire, il eût fallu en effet appartenir à un autre milieu que le sien ; ce n’est qu’après avoir conquis un capital culturel et social – devenue agrégée de lettres et écrivain publié chez Gallimard – qu’elle est en mesure d’opérer le passage d’une conception idéaliste à son réalisme, qui ressortit à une éthique et une esthétique du neutre : "Il n’y avait pas de monde ineffable surgissant par magie de mots inspirés et elle n’écrirait jamais qu’à l’intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur ce qui la révoltait" (241 ; F, 252).
Cette fois encore, car c’est le principe de son écriture, Annie Ernaux a condensé à l’extrême ce qui, dans ses brouillons comme dans son "journal d’écriture", constitue des dizaines et des dizaines de feuillets. Sans entrer dans les détails, les avant-textes que j’ai pu consulter au moment où je préparais un chapitre de mon Champ littéraire au XXe siècle (Armand Colin, 2002) nous apportent d’importantes précisions : tandis qu’en 1990, l’écrivaine conçoit le projet 52 – qui devient La Honte – comme "début du grand projet" ("Journal d’écriture", inédit, 6 novembre 1995), en 1995 elle oscille entre les deux, quitte à limiter le "projet total" aux seules "petites années" (27/01/1995), avant d’opter pour La Honte, parce que plus court et par là même plus facilement réalisable vu le manque de temps ; l’autobiographie totale attendra donc encore treize ans pour voir le jour. Parmi les difficultés méthodologiques qui se détachent plus nettement, le déchirement entre l’impératif de "rendre l’individuel de façon purement impersonnelle" et celui d’éviter l’excès de froideur, de faire ressortir une émotion personnelle ; le hiatus entre récit historique et autobiographie : "Mon problème vient en partie du fait d’être entre deux chaises, soit le récit historique, objectif, soit l’autobiographie, qui ne rend pas compte, selon moi, de l’époque" ("Journal d’écriture", printemps 1998, Les Moments Littéraires, n° 6, 2001, pp. 25-29).
S’impose ainsi la question que l’auteure se pose elle-même dans un fragment inédit de son journal intime où elle se demande sur quoi écrire : "Pourquoi toujours l’entre-deux ?" (10 avril 1990). Car, dans ces Années, c’est bien une fois encore toute une série d’entre-deux qui s’imposent : actuel/inactuel, individuel/collectif, singularité/altérité, même/autre, je/elle, histoire/Histoire, personnel/impersonnel, continuité/discontinuité, savant/populaire, liberté/fatalité, présence/absence, Eros/Thanatos… À cet égard, le titre s’avère particulièrement révélateur : contrairement à l’un des libellés initiaux ("La Lumière des années"), au paradigme du récit d’apprentissage (Les Années d’apprentissage de …), ou encore à des titres de récits parus ces dernières décennies (outre Les Années-Lumière de Rezvani, datées de 1967 et citées à la page 104 : Romano Bilenchi, Les Années impossibles, Verdier, 1994 ; Aidan Higgins, Les Années de chien, édition du Rocher, 2000 ; Jorge Eduardo Benavides, Les Années inutiles, Balland, 2004…), celui-ci est amputé de toute détermination, quelle qu’elle soit. De sorte que Les Années peuvent renvoyer à celles que l’on a devant ou derrière soi, à celles qui marquent "l’histoire d’une femme" (24/11/1989, ML, p. 22), ou à celles qu’enregistrent divers types de totalisation, historique notamment, voire à celles qui servent de support à la réflexion philosophique ("La Vie" est d’ailleurs un autre titre envisagé en 1989). Mais c’est sur l’opposition entre énonciation autobiographique et énoncé historique que porte cette notation du 4 avril 1998 :
« Classé, revu rapidement, toutes les notes accumulées. Tout cela forme un matériau de pure autobiographie. Difficile à concilier avec une approche objective (mais je ne suis pas obligée de les utiliser).
En revanche, je m’aperçois que la mémoire s’organise en périodes et non, évidemment, en années. Les "annales" sont impossibles. Le rapport de la mémoire et du temps personnel à l’histoire est à éclaircir encore » (ML, 27).