[Livre + chronique] Jean-Claude Pinson, Pour une poésie impure

[Livre + chronique] Jean-Claude Pinson, Pour une poésie impure

avril 21, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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   Jean-Claude Pinson, À Piatigorsk, sur la poésie, éditions Cécile Defaut, Nantes, 2008, 142 pages, 15 € ISBN : 978-2-35018-061-8

Quatrième de couverture

Station thermale située au pied du Caucase, Piatigorsk est la petite ville où a vécu, avant d’y mourir tué en duel, le poète russe Lermontov. C’est depuis ce lieu, depuis la constellation qui déjà avec Lermontov s’y esquisse, que sont ici reprises les questions que la poésie ne cesse de nous poser. Celle d’abord, "poéthique", de son élargissement à la vie elle-même et de son éventuelle incidence sur l’existence. Celle ensuite, politique, de son pouvoir ou de son impouvoir dans l’entreprise de refaire, autrement qu’en pensée, le monde. Celle enfin, lyrique, de sa capacité à ajouter à la vie quelque chose comme un chant – et être ainsi ce que Barthes appelait une "pratique de procréation".

[Chronique] Pour une poésie impure

Avec Piatigorsk comme emblème, Jean-Claude Pinson fait d’une pierre deux coups. D’une part, il se situe par rapport au champ poétique actuel, tout en nous livrant une auto-analyse de sa propre trajectoire et le modus operandi de son récent Drapeau rouge, où il évoque ses années d’engagement poético-politique [voir l’article du 10/01/08]. D’autre part et surtout, après Habiter en poète (Champ Vallon, 1995), À quoi bon la poésie aujourd’hui ? (Pleins Feux, 1999) et Sentimentale et naïve. Nouveaux essais sur la poésie contemporaine (Champ Vallon, 2002), il poursuit sa réflexion sur poésie et expérience – sur poésie, éthique et politique.
Autrement dit, si Drapeau rouge est un autoportrait distancié en vers et en prose, À Piatigorsk, sur la poésie est un autoportrait théorique, un auto-manifeste – comme l’auteur le dit lui-même de Habiter en poète dans un entretien avec Lionel Destremau (Prétexte, n° 9, avril 1996).

Faire rentrer la poésie dans son lit
Plutôt que de péremption de la poésie, Jean-Claude Pinson préfère parler de mutation, vu qu’elle regorge de vitalité après qu’un mouvement poextatique lui a fait franchir les frontières entre les genres comme entre les arts. Mais si l’écrivain et critique rejoint ceux qui pensent que "c’est dans la poésie qu’est aujourd’hui […] le noyau productif de la littérature", optant pour une poésie "exotique", exotérique, "celle qui subvertit de l’intérieur (de l’intérieur du roman) les frontières entre poésie et roman" (p. 24-25), il n’est pas pour autant prêt à accepter qu’elle quitte l’espace littéraire pour s’exhiber sur scène dans des performances avec son et vidéo. Esprit curieux, il s’ouvre à la post-poésie, à laquelle il consacre quelques pages pour la première fois, reconnaissant la valeur de certains montages critiques – prenant comme exemple Comment faire disparaître la terre ? d’Emmanuelle Pireyre (lire +).
Par là même, il reconnaît aussi la prédominance de la post-poésie dans l’actuel pôle autonome. Seulement, sa perspective ne saurait être la même que celle de la post-poésie : il s’agit pour lui, non pas de sortir du style et de l’espace littéraire pour agencer des dispositifs, jouer avec un univers fictionnalisé, opérer un geste critique sur un infini polypier visuel et discursif, mais bien, en humaniste héritier des poètes-philosophes (Bonnefoy, Jaccottet, Dupin, Du Bouchet, Deguy…), de défendre au sein même de l’espace littéraire une poésie impure seule capable "de désenchanter le désenchantement du monde" (p. 43) en inventant des formes hybrides et en retrouvant sa voix de façon critique.
Car faire rentrer la poésie dans son lit – formule qui condense le propos de Michel Deguy dans un entretien pour Zigzag poésie (Autrement, n° 203, avril 2001, p. 39) – présuppose de revenir sur la sentence de Denis Roche ("La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas", Mantéia, n° 4, automne 1968) pour s’interroger sur les conditions de réadmission de celle que Prigent nomme "chère disparue". D’après Jean-Claude Pinson, contre le déchant actuel, le poète doit re-motiver le langage pour que, rendant à nouveau compte d’une expérience singulière, le poème puisse redevenir hymne, et il ne peut le faire sans reprendre confiance/conscience dans/du triple pouvoir du vers (iconique, eidétique et lyrique), mais surtout sans intégrer les acquis de la modernité négative (quête du sens par dé-signation) ni se prémunir par la polyphonie et l’humour contre l’expressivisme du lyrisme naïf et de l’ironie éloquente. C’est à ce prix que l’on accède au lyrisme impersonnel.

Pour une esthétique du poikilos
La poésie que l’essayiste préconise est impure parce qu’hybride : en droite ligne de cet "écrivain, variante poète" que se veut Dominique Fourcade, il réfute la distinction prose/poésie pour mettre en valeur le "roman poikilos (bigarré)", c’est-à-dire un livre-poème, une forme impure qui croise les propriétés poétiques et romanesques. Et de citer comme exemples L’Herbe des talus de Jacques Réda (1984) et Le Sujet monotype de Dominique Fourcade (1997). Relève encore de cette catégorie, bien entendu, son Drapeau rouge – qui, du reste, reprend le procédé du Sujet monotype consistant à redonner vie dans une fiction à des personnages historiques.
Fusionnant harmonieusement vers et prose – récit, essai et poésie -, jouant sur la typographie, les polices de caractère, les signifiants comme les signifiés, Drapeau rouge correspond bel et bien au projet du poésophe. Ce qui est sans doute le plus frappant, c’est le perpétuel entrelacs du politique et de l’esthétique (au sens large – incluant la poésie, donc) : Beaudelaire est le nom d’un rouge orthodoxe ; postés à l’avant-garde, il y a les écrivains et les révolutionnaires, mais également les seins des filles (cf. p. 93) ; m. l. renvoie aussi bien à "marxisme-léninisme" qu’à Mallarmé et ZAOUM à Khlebnikov qu’à la "Zone Alternative Ouvrière Unitaire Maoïste"… Côté ludique, on notera les calembours et à-peu-près : "l’amour sortit si mal armé des années m. l." (132) ou "drap beau rouge" (32) ; les mots-valises : "Drapeau hontespoir" (32), "éternullité" et "écureuilles" (96)… La parodie des mots d’ordre et discours idéologiques est également savoureuse : "on a gardé de nos années maos très staliniennes, un attachement très compulsif à l’argument d’autorité […] – PLR : Petit Livre Rouge, à tour de bras en ce temps-là cité, invoqué, brandi, apte même à casser des briques, arme absolue contre grands méchants loups impérialistes et autres tigres décrétés en papier" (97).

L’avènement de l’homo poeticus ?
Si, pour Jean-Claude Pinson, la corrélation entre poésie et politique a toujours lieu d’être, c’est dans le cadre d’une poéthique définie à la fois comme "une méthode critique, dans l’approche des textes, et une théorie générale de la poésie qui étend celle-ci à l’existence même" (59) : la "politique de la poésie" réside aujourd’hui dans "une recherche de la vie poétique" (93). Il n’est plus question d’associer révolution artistique et politique révolutionnaire, mais de changer la vie au plan individuel : le premier surréalisme, donc, plutôt que le second – celui de La Révolution surréaliste – ou l’utopie situationniste ; le "présent de la désutopie" plutôt que le "futur indéterminé de l’utopie" (42) ; la transformation de soi par la poésie plutôt que la transformation révolutionnaire de la société, avec comme point de mire un avenir-radieux-pour-tous…
C’est dire que l’approche poéthique diffère radicalement de la post-poésie : contre le processus de désubjectivation, de désymbolisation que subissent les contemporains, elle vise un réenchantement du monde, mais sans célébration de la poésie. De ce point de vue, le meilleur moyen de résister à l’emprise du monde marchand, c’est de remettre la poésie au cœur de la cité ; une telle conception citoyenne de la mission poétique, qui ne se veut ni charienne ni prolétarienne – entendant dépasser l’alternative entre lyrisme prophétique et prophétisme avant-gardiste -, s’érige à l’encontre du repliement autotélique de la poésie (essentialisme formaliste) pour la faire passer du transcendantal au champ pratique, et par là même lui restituer sa valeur de paradigme existentiel. Cette exosmose est la seconde raison pour laquelle la poésie que défend le poète-philosophe est impure.

Une posture d’équilibriste
Outre que le diptyque de Jean-Claude Pinson est passionnant, au regard de ce que sont devenus d’autres m. l. dans le champ culturel, on ne peut que saluer l’authenticité et la persévérance de celui dont la posture poéthique est la reconversion lucide d’un engagement qui remonte à ses plus jeunes années. Son courage aussi de braver les ukases d’un microcosme dont une bonne partie n’est pas prête à considérer la poésie comme une entreprise constructive.
Cela dit, Jean-Claude Pinson prend le risque de ne proposer qu’une autre utopie… Car, de quelle nature est la poéthique qui concerne tout le monde ? Le seul lyrisme qui intéresse un public large – les professeurs du secondaire et du supérieur comme les animateurs d’ateliers d’écriture le savent bien – nous ramène à la poésie sentimentale et naïve… On peut en outre juger irénique et éclectique sa position néo-lyrique : comment mettre sur le même plan Fourcade et Réda ? comment vraiment concilier les apports de la modernité négative et le lyrisme traditionnel ?
Par ailleurs, peut-on aller jusqu’à avancer que la plupart des poétiques actuelles se réduisent à la simple répétition du ready-made à la Duchamp et des avant-gardes de l’entre-deux guerres (dadaïsme, futurisme italien) ? Sur ce point, il serait quand même plus prudent de se référer, par exemple, au dernier essai d’Olivier Quintyn, Dispositifs/Dislocations (Al dante, 2007). Au reste, la question n’est pas tant de savoir si la post-poésie a sécrété un nouvel académisme – c’est inévitable ! -, mais quel lieu favorise le plus d’académisme… D’une part, une certaine stéréotypie, un certain consensus formel et thématique ; d’autre part, le retour à des formes plus classiques (pour ne prendre qu’un auteur cité par Jean-Claude Pinson, Philippe Beck : sur son néo-classicisme, voir ma chronique du 27/02/07) ou le ravalement plus ou moins réussi du lyrisme traditionnel (lyrisme critique de Jean-Michel Maulpoix, néo-lyrismes divers, dont celui de Stéphane Bouquet analysé dans À Piatigorsk). Pour se faire une idée, on peut s’interroger de la sorte : si le "post-" se veut dépassement, que dire du "néo-" ? La liste des novateurs est-elle plus longue du côté des néo-lyriques ou des post-poètes ? Sur Libr-critique, vu notre expérience depuis plusieurs années, la réponse ne fait aucun doute.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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