[Livre-chronique] Christian Prigent, Le Monde est marrant (vu à la télé)

[Livre-chronique] Christian Prigent, Le Monde est marrant (vu à la télé)

juin 11, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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  Christian Prigent, Le Monde est marrant (vu à la télé), P.O.L, 2008, 88 pages, 11 €   ISBN : 978-2-84682-257-2

Textes de commande publiés entre janvier 2004 et janvier 2006 dans Le Matricule des Anges, les chroniques sur la télévision recueillies dans ce petit volume ne sont pas pour autant indignes d’intérêt, dans l’exacte mesure où elles font partie intégrante de l’œuvre. [En librairie le 12 juin]

Quatrième de couverture

Il ne s’agit pas d’un essai de plus (savamment pensif, forcément critique) sur la télévision. Plutôt de la confession d’un qui, presque chaque soir (aux heures les pires, celles dites "de grande écoute"), se vautre devant la boîte à vider les cerveaux. Allumer le récepteur, c’est ouvrir une encyclopédie des idées reçues, des idolâtries et des violences du siècle. Rien de plus navrant que la vie et le monde vus à la télé. Mais, à ce point de bêtise et de crudité, rien non plus de plus marrant. Suffit de recopier, en à peine accéléré, pour tout faire tourner en farce : JT saucissonnés, séries en solde, pubs bouffonnes, cérémonies météorologiques, sitcoms ménagers, feuilletons tiroir-caisse, docu-fictions en peau de lapin pour les presque nuls. Et hop, zapping, moteur : c’est guignol, c’est carnaval !

[Chronique] Vu à la télé / Rien à voir : qui baise qui ? [1]Allusions à deux articles de Prigent : "Rien à voir (sur la pornographie)", TXT, n° 29-30, 1984 (repris dans Rien qui porte un nom, Cadex, 1996, 169-173) ; "Qui baise qui ?", Fusées, n° 5, 2001 (repris dans L’Incontenable, P.O.L, 2004, 245-253).

Boulot chromo dodo…
La télé, suggère Christian Prigent, c’est un peu une invitation au voyage : là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, glam’ et volupté. Ce que nous offre chaque jour à domicile la boîte magique n’est rien moins que le bonheur-à-portée-de-main : "ici en présent en petite lucarne il fait toujours beau, vents poussent que gondoles, il pleut de la manne de chose à bouffer, nature pète la forme, on achète, on vend, soleil omniprésent" (p. 15). Un coup de braguette magique, et Adam retrouve son Ève dans son Eden : "monsieur qui peut plus honorer madame. Hop : verre d’eau, cachet – et couple retrouve sa vie d’harmonie (sourire dentifrice, ciel azur total et cuicuiteries)" (76). Chaque jour à domicile, la merveille  électronique-numérique propose "le monde en virtuel global" (28), l’objet-fétiche nous fait communier avec un univers plus vrai que nature – et quel meilleur remède contre l’ennui et l’angoisse existentielle que cet "entonnoir des pensées de tous" (80), ce "coulis d’images en douceur comme ça goutte musique dans les ascenseurs" (74), ce trou parlant où tout discours est prononcé ou traduit en FMP (Français Médiatique Primaire) ? Chaque soir ou presque, l’écrivain succombe : "piquouze d’FMP + ligne de chromos = trip dodo – et qu’elles nous la foutent, la paix, les idées" (44). Et pour cause : "La télé c’est bien : ça nous fait dormir dans nos youpalas même quand on dort pas. C’est mieux que Tranxène en dose pour les grands ou le Phénergan pour les lardons. Jamais trop pour laver les cervelles et gaver les cerveaux" (79).

 

Mais si la fonction première de cet anonyme et stéréotypé "bocal lumineux" est de nous vider la tête, c’est avant tout pour nous anesthésier, pour affaiblir notre capacité de résistance à l’idéologie dominante et nous rendre disponibles au monde marchand. En effet, qu’elle "deale à fond […] l’émotion" (59), qu’"elle nous assigne à résidence en nos demeures triviales" (83) ou qu’elle nous livre des produits labellisés culturels, la télé est un médium qui ne médiatise plus rien puisqu’il est à lui-même sa propre fin. Sa réalité est devenue la réalité, c’est-à-dire un ersatz de réalité, un monde du simulacre : "l’enchaîné d’images, trash ou chic kif-kif, en miniaturé recolorisé du vécu en vrai donc c’est du tout faux. Ça nous représente en coagulé recapitalisé et ça fait écran entre nous et nous" (20-21). Sa mission : nous perdre dans une réalité spectaculaire pour nous divertir, c’est-à-dire nous détourner de nous-mêmes. Seulement, l’homo modernus / homo absurdus n’est qu’un avatar de l’homme pascalien : l’homme est un trou, mais un trou pensant, ce qui le sépare tragiquement de la Nature – du grand Tout. Et la fonction du médium totalitaire est de boucher le trou de cet homme bouche bée qu’est l’homo informatus. Car la télé apparaît comme une aubaine pour les classes laborieuses : son doux babil les fait accéder à ce réel que Lacan définit comme un en-deça du symbolique.

TV-rectalité

Cependant, cette régression n’est aucunement rédemption :  la consommation d’images parlantes ne fait qu’élargir les bords du trou, qu’attiser l’avidité et par là même l’insatisfaction… En ce sens, ce médium est emblématique d’une société de consommation régie par le simulacre : la télévision, comme la société du spectacle tout entière, est un peep-show où triomphe le RIEN-À-VOIR [article sur Peep-show]. La pulsion scopique est compulsion de répétition, le fantasme de TOUT-VOIR donne sur le vide – et l’on sait ce que signifie ce trou pour la psychanalyse… Voilà où conduit l’en-deça de la représentation télévisuelle : angoisse de castration / angoisse de mort, ergo retour à une position anale/banale… Rien d’étonnant, donc, à ce que, après avoir cité Charles Pennequin, Christian Prigent évoque la TV-rectalité : "Charles “Bibi” Pennequin t’a révélé : “La télé est une sorte de trou du cul / d’où il me viendrait des pensées / ce serait des pensées de trou du cul”" (63). Ainsi chaque jour l’Homme-tronc livre-t-il à l’Homme-trou son quota d’étrons.

TV-Guignol

Si, en basse tension – comme Sartre disait écrire son journal -, l’écrivain s’abandonne à ce négatif du monde qu’est la télé, il n’y perd pas son âme pour autant : la bête immonde le met sous tension, le poussant à créer un en-deça de la représentation stylistiquement construit. Informée par les savoirs des dernières avant-gardes historiques (Debord, Baudrillard, Lacan), son écriture les déborde par un travail de carnavalisation :

"Ça nous articule du réarticulé de monde mis en boîte, figé en vignettes et vu par un trou dans les perspectives comme chez Guignol : comme si Guignol et la vie en vrai c’était tout pareil" (21).

Dans ces conditions, oui, le monde est marrant. Et nous tous, avec l’auteur, "de grincer de rire" !

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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