Voici la seconde partie de l’article, qui précède un entretien avec Pierre Jourde. [Voir la première partie, du 17/03/08]
Depuis le XIXe siècle, l’art s’est progressivement défait de toute forme d’universalité : universalité de la valeur, universalité de la règle, etc. Il n’existe plus de critère absolu à partir duquel on pourrait le juger : ni la morale, ni la conformité aux règles du genre, ni la conformité à une supposée nature humaine, ni même la politique. Genres, formes et règles se sont évaporés, chaque artiste, chaque œuvre crée sa forme, elle est à elle-même sa propre loi. Ni le Vrai, ni le Beau, ni le Bien ne sont plus son affaire. Comme tout est, de la même manière, objet d’interprétation, Hector Malot présente autant d’intérêt que Victor Hugo. D’ailleurs, à la limite, nous sommes tous des artistes, comme le voulait Beuys. Dès lors, critiquer un artiste, c’est s’en prendre au fait d’être. Quant à l’interprétation de l’œuvre, elle est ouverte à toutes les possibilités subjectives. D’où pourrait-on prétendre la juger ? Et surtout, au nom de quelle exorbitante certitude pourrait-on la condamner ?
S’il y a un point où attaquer une partie des créateurs contemporains, c’est justement là, dans ce tour de passe-passe, cette substitution de places qu’opèrent implicitement ceux qui les défendent. Celui qui critique a des certitudes (donc ce n’est pas bien), celui qui est critiqué est du côté du doute, il interroge. En réalité, dans son rapport au champ culturel, dans son idéologie, l’œuvre contemporaine est justifiée en soi. Cela signifie à la limite que, pour parodier le langage théologique, quelles que soient ses œuvres, elles sont bonnes (puisqu’elles procèdent d’une singularité). La parodie n’est pas innocente. Cette idéologie est celle d’un certain puritanisme protestant, héritier de la doctrine calviniste de la prédestination : ce ne sont pas les œuvres qui sauvent ou qui damnent. On est élu, ou non. On l’est sans cause, on l’est en soi. La seule différence, c’est que ce n’est plus Dieu qui élit, c’est le galeriste ou le musée. Il serait intéressant de creuser cette relation, qui n’est peut-être pas entièrement métaphorique, entre le calvinisme et un certain art contemporain. On y trouverait une relation comparable au capitalisme, telle que Max Weber l’a analysée : la détestation toute théorique de l’argent n’empêche pas en pratique la recherche de la richesse, car le travail la rend honorable. Lorsque Buren déclare que peu importe l’origine de l’argent (de grandes sociétés privées, ce que l’on pourrait considérer comme gênant pour un artiste rebelle), seul compte ce que l’on en fait, il résume en quelques mots la conception calviniste de l’économie. L’argent est sale, mais la réalisation est propre, elle l’est en soi, car elle est justifiée. Peu importe donc sa compromission avec l’argent. La pensée puritaine sépare le pur et l’impur, et n’admet aucune contamination entre les deux. L’avant-gardisme est souvent puritain par nécessité. Il doit opérer un tri. L’avant-gardisme messianique de certains artistes modernes a un petit côté secte millénariste.
Ce puritanisme, en dépit des apparences, affecte aussi la représentation du corps. On ne cesse, dans l’art contemporain, de l’exhiber, dans sa nudité, dans ses fonctions naturelles et dans ses produits, mais il ne s’agit pas souvent d’érotisme et l’on a parfois l’impression d’assister à une démonstration de haine et d’exorcisme du corps. Le travail de David Nebreda, qui se représente nu, anorexique, et s’automutile, est plus proche d’une manifestation de fanatisme puritain que d’une exhibition joyeuse de la chair. (En dépit de certaines apparences, Nebreda a peu à voir avec le Christ de Grünewald. Il ne représente pas la possibilité d’un corps qui s’affirme en tant que corps tout en se niant, d’un esprit consubstantiel à la chair. Il n’est que sa propre négation, il s’efface et refuse l’esprit).
Le critique, lui, n’a pas de certitude. Il ne se sent pas justifié. Il n’a aucun droit particulier à s’exprimer, il prend une liberté exorbitante en s’attaquant à un créateur. Mais c’est justement de liberté qu’il s’agit, dans ce monde de la prédestination artistique, où tout semble être comme cela devait être. Cette incertitude, qui est une absence de fondement stable, ne signifie pas absence de valeurs. Se passer des valeurs de vérité, de beauté, se passer d’éthique serait humainement suicidaire. La disparition des valeurs laisse le champ libre aux marchands. C’est d’ailleurs exactement ce qui est en train de se passer en littérature. Ces valeurs ne sont plus, ne peuvent plus être l’émanation d’un accord universel et éternel. Elles sont livrées à la complexité. Cela ne signifie pas qu’elles ne doivent pas demeurer l’horizon, et la question. On ne critique pas au nom d’une vérité délivrée par une autorité, mais dans l’horizon d’une vérité qui se construit. Ce qui est difficile à admettre pour certains contemporains, c’est que le conflit est une chance pour la vérité, un moyen de favoriser sa nécessaire complexité. Surtout, la critique doit s’exercer sur la relation des œuvres à ces valeurs que certaines prétendent dépasser. Il arrive fréquemment que la prétention à se situer au-delà des « valeurs établies » (quand celles-ci n’existent plus) ne serve qu’à dissimuler des conceptions esthétiques extrêmement rustiques. En ce sens, la critique d’une modernité dévoyée constitue en fait une défense de la modernité : elle démasque ceux qui, ne s’en servant que comme cache-misère à leurs insuffisances, contribuent à détourner d’elle une partie du public. Or il y a des artistes contemporains, et il faut les défendre. Ce qui n’implique pas un assentiment généralisé.
La critique peut s’exercer sans certitudes, et sans critères absolus. C’est, en premier lieu, sur l’idéologie, sur l’écart entre la réalité du champ culturel et la manière dont une partie des créateurs se représentent leur situation, que son travail peut s’effectuer. Il démystifie. C’est à une telle démystification que se livrent, en francs-tireurs, des critiques comme Jean Clair, Jean-Philippe Domecq ou Philippe Muray, dont aucun n’est un ennemi de la modernité, bien au contraire.
Cette démystification procède plus par le rire que par la fulmination. Elle vient d’esprits modernes, elle ne dispose d’aucune réserve de sacré, elle n’a que le doute à sa disposition, et, selon les formes d’esprit, la joyeuse démolition, la distance ironique, l’humour mélancolique. La contradiction entre créateurs prétendument rebelles d’un côté, état bon prince et public bon enfant de l’autre est féconde en effets comiques dont le critique aurait tort de se priver. Cette contradiction constitue le noyau de l’académisme contemporain, dont on peut assez facilement repérer les postures, les clichés, les figures obligées. Si donc il existe une fonction du texte de combat, c’est de pratiquer la satire de cet académisme. Car, en dépit des apparences, et du discours affiché, les certitudes se trouvent parfois, bien cachées, du côté de certaines œuvres. Elles sont ce qu’elles doivent être dans le champ artistique. Elles répondent à une attente critique, et leurs audaces ne sont jamais que les audaces qu’il faut manifester pour se voir décerner le brevet de modernité. Depuis un demi-siècle, on assiste à une monstrueuse inflation du discours sur la littérature et l’art, inflation qui coïncide avec la disparition progressive de la critique de combat. Et l’on dirait parfois que certains textes, certaines œuvres plastiques sont prédigérées pour ce discours. L’horizon d’attente de Jauss prend une importance démesurée : on écrit, on peint en vue de l’attente des journalistes spécialisés, on leur donne ce qu’ils demandent, on construit une œuvre en joignant le manuel de déconstruction. Ce phénomène n’est sans doute jamais absent de la démarche créatrice. Mais il prend parfois aujourd’hui des dimensions très voyantes.
Le ready made réduit l’œuvre d’art au signe qu’il y a œuvre. Il systématise (et dévoile) un procédé beaucoup plus ancien, qui consiste à faire une œuvre en produisant des effets d’oeuvre. Journalistes et critiques n’ont plus, une fois identifiés ces effets, qu’à délivrer un certificat de littéralité, ou de plasticité. En outre, le discours périphérique de l’artiste ou de l’écrivain sur son oeuvre est devenu tellement envahissant qu’il tend quasiment à s’y substituer. Il ne reste à la critique qu’à considérer comme vrai ce que l’artiste dit de son œuvre. Et c’est ainsi que, comme l’écrivait Proust, "l’intention est tenue pour le fait". Le travail de la critique de combat consiste alors à tenter de montrer que l’œuvre est une pure apparence, une façade, dépourvue de substance. Il s’agit de relever les effets un peu trop grossiers, les conformités trop évidentes aux effets de mode, la soumission à certaines attentes.
En dépit de leur prétention à interroger et à remettre en cause, bon nombre d’artistes et d’écrivains contemporains se prennent terriblement au sérieux. Il leur manque l’humour, voire le côté farceur dont Mallarmé lui-même n’était pas démuni. On a beau interroger sans cesse, on n’interroge jamais son propre sérieux. Duchamp croyait d’abord, avec son urinoir, commettre une blague. Les réactions l’ont convaincu qu’il avait fait œuvre sérieuse. En 1917, l’urinoir n’est éloigné que de quelques années des expositions des Incohérents, entre 1882 et 1896. Presque toutes les trouvailles de l’art moderne y figuraient, notamment les monochromes, inventés par Paul Bilhaud et Alphonse Allais au début des années 1880, sans parler de l’utilisation des matériaux les plus inattendus. Mais les Incohérents, qui étaient des inventeurs au moins aussi authentiques que Warhol, Duchamp, Picabia, Magritte, et qui les ont précédés, avaient le tort rédhibitoire de ne pas se prendre suffisamment au sérieux.
Commentateurs et thuriféraires ont besoin que l’histoire sainte de la modernité se déroule suivant de grandes étapes qui mènent l’art vers le progrès, sans même se rendre compte que cette vision eschatologique est une idéologie comme une autre. Il y a, dans les poubelles de l’histoire sainte moderne, bien des artistes plus passionnants que Duchamp, qui n’est plus que l’emblème d’une certaine histoire de l’art. Ils ont aussi besoin de gravité, afin d’écrire l’épopée de la modernité, de montrer à quel point ses productions sont importantes, bouleversantes, séditieuses, subversives, etc. Une œuvre, n’importe quelle œuvre, est potentiellement très importante, certaines d’entre elles peuvent bouleverser une vie, et c’est aussi bien peu de chose. Il s’agit à la fois de lutter contre ceux qui réduisent l’œuvre à son sérieux, et ceux qui ne lui accordent aucune importance. L’humour correspond, dans l’oeuvre, à la conscience de cette double nature. Duchamp en avait. On ne peut pas en dire autant de bien des écrivains et des artistes, et surtout de leurs commentateurs. Pontifier à propos d’une pièce de théâtre ou d’une exposition est une spécialité de notre époque, où l’on s’imagine volontiers qu’à la lourdeur du langage correspond un poids équivalent de sens. Il reste peu d’espace entre le bavardage médiatique, qui ne dit rien mais le dit à tout le monde, et l’emphase de l’académisme, qui n’en dit pas plus, mais entre initiés. C’est dans ce peu d’espace qu’il faut s’efforcer de glisser un peu de sens, et un peu d’humour.
Un bon exemple d’une position juste dans le domaine de la critique de combat me paraît être celui de Jacques Bertin. Pendant plusieurs années, Jacques Bertin a publié de vigoureux éreintements de certains aspects de la politique culturelle et de l’art moderne. Jacques Bertin, par ailleurs, est chanteur et poète. Sa poésie, sans être d’un avant-gardisme échevelé, ne donne pas dans la facilité. Il a publié ces textes dans Politis, un journal de gauche, voire d’extrême-gauche. Et il n’a cessé de réclamer de l’éducation populaire et d’une véritable possibilité d’accès du peuple à la culture, sans démagogie. On est loin d’un quelconque "populisme", et plus encore de l’épouvantail nazi immanquablement brandi par certains dès lors que l’on se risque à émettre des réserves sur tel artiste contemporain ou tel trait de la politique culturelle. Il faudrait longuement citer ses analyses exemplaires. Ce texte définit un programme de lutte qui est bien loin encore d’avoir mobilisé les esprits. Il date de 1997. Dix ans après, rien n’a changé :
"L’engagement du journaliste culturel consista longtemps à défendre les œuvres progressistes et “difficiles”. On était contre les méchants commerçants et contre les réactionnaires et passéistes. Les commerçants faisaient du cinéma commercial, de la chanson commerciale, etc. On luttait contre eux. C’était assez simple. D’autre part, la droite – la bourgeoisie – était pour la répétition interminable des formes et pour l’ordre moral. Donc : idem, la lutte. Depuis cette époque très lointaine […] les commerçants ont été réhabilités par le pouvoir politique sous le nom d’industries culturelles : ils ont dorénavant le droit d’aliéner […]. Quant aux affreux bourgeois, ils sont désormais pour l’avant-garde ! Ils nous donnent même des leçons de novation, de révolte, de remise en cause… […].
Le journalisme culturel engagé doit désormais aller plus loin. Il ne suffit plus de faire de la critique de gauche ni même de promouvoir les inconnus. Ni de “défendre la culture” comme un bloc, car selon moi il faut porter le fer dans le milieu culturel lui-même, rompre le consensus, traquer le “culturellement correct”. […]
L’engagement, c’est évidemment de dire que, non, l’art n’est pas indiscutable sous prétexte qu’il est contemporain. Que l’avant-gardisme est dorénavant un académisme ! Qu’il faut cesser de se laisser impressionner. Qu’il faut oser reprendre la parole, retrouver notre sens critique.
Oser dire que les artistes n’ont aucune légitimité indiscutable a priori et que certains peuvent développer un antihumanisme subventionné, un cynisme de happy few qui est un danger pour la culture. N’a-t-on pas remarqué que pendant que les Créateurs créatent et s’éloignent de lui, le peuple est de plus en plus sous la coupe du showbiz et qu’il a de moins en moins la foi en la culture comme moyen de progrès ? Que c’est même cela le principal trait culturel de l’époque. Que cette séparation est un vrai drame de notre société. Qu’il faut donc tenter de ramener les artistes vers le peuple.
Et vice versa, certes. La lutte, désormais, est à mener sur deux fronts : d’un côté, il s’agit de combattre tous les obscurantismes, ligues de vertus et bien-pensants qui font interdire des films ou assignent en justice des artistes au nom de la protection de l’enfance, contre des associations catholiques ou musulmanes qui attaquent tout ce qui ressemble de près ou de loin à un manque de respect à leurs dogmes et à leurs rites dans une œuvre. De l’autre, il faut combattre l’accouplement incestueux du showbiz et d’une prétendue avant-garde, sous le prétexte que toute expression de l’intime serait une rébellion contre la société. Au contraire : certains créateurs contemporains, qu’il s’agisse de littérature ou d’art plastique, dans leurs œuvres ou dans leurs manifestations publiques, donnent au showbiz exactement ce dont il se repaît, et qui est devenu le nouvel opium du peuple en occident : de l’exhibition, du narcissisme, du voyeurisme. Des revues et des journaux prétendument sérieux se ravalent au rang de feuilles à scandale en abordant l’art sous cet aspect, avec ce cynisme ou cet aveuglement supplémentaire consistant à prétendre que ce qui est formaté pour faire vendre serait, en outre, une révolte.
Au-delà de cet aspect spécifiquement contemporain du problème, qui tient à l’académisation ou à la marchandisation de l’avant-garde, on oppose à l’ironiste ou au pamphlétaire quelques arguments qui servent régulièrement depuis quelques siècles. Le plus rebattu d’entre eux : le critique est un aigri. L’aigreur est devenue, à son tour, un cliché du discours sur la critique. Le mot résume le ressentiment, l’envie et par conséquent la méchanceté fielleuse que l’on prête par principe à qui s’en prend aux œuvres des autres (quelles raisons, sinon, pourrait-il bien avoir de le faire ?). D’ailleurs, s’il agit ainsi, n’est-ce pas, c’est pour se faire une place et un nom, faute d’être capable d’y parvenir par ses œuvres.
En dépit de son caractère stéréotypé, et de son léger parfum de bassesse, on ne doit pas prendre l’idée à la légère. L’envie est sans doute le péché le plus répandu dans le monde artistique, avec l’orgueil. Il y a donc des chances raisonnables pour qu’un pamphlétaire agisse par envie ou par dépit. L’argument, notons-le d’emblée, est symptomatique d’une époque qui a renoncé au débat de fond, et à qui il ne reste plus que des approximations psychologisantes. Toujours l’individu. Ni du concret (le texte), ni des généralités. En réalité, il est impossible de savoir si une critique procède de l’envie, faute de procéder à une analyse psychologique détaillée de son auteur. On fait donc comme si cette possibilité était une nécessité, parce qu’elle correspond à la représentation stéréotypée du critique. D’où les variations psychologisantes sur les humeurs : un critique est en colère (version positive) ou déverse sa bile, son aigreur (version négative). On n’écrit des critiques que pour régler des comptes, et des comptes personnels. Une critique qui soit un exercice d’amusement n’est pas même envisagée.
Car, il faut le reconnaître, le souci de la vérité et de la justice sont sans doute des motivations moins importantes pour la critique polémique que la jouissance de la démolition, qui est aussi jouissance amoureuse : on s’approprie le corps textuel de l’autre, on entre en lui, on le plie, on le transforme. Il s’agit de fabriquer une œuvre d’art avec le matériau d’une autre. Le critique doit, l’espace de quelques pages, devenir le critiqué, comme l’acteur devient son personnage. Et cette jouissance est celle que le texte de combat procure à son lecteur, jouissance charnelle de qui assiste au spectacle d’une lutte de consciences au corps à corps.
Des critiques aussi féroces que Bloy, Barbey, Gracq, Sartre, Jacques Laurent, Baudelaire étaient-ils pour autant des aigris ? C’est possible. Certains, pourtant, accomplissaient une brillante carrière. D’autres, certes, avaient du mal à se faire reconnaître. Cela n’implique pas nécessairement le ressentiment. Il y a des natures généreuses. Il n’y a pas de fatalité des passions humaines, et c’est ce qui navre le plus dans l’argument de l’envie : le fatalisme. "Il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Cela ne peut être que l’aigreur". Ni liberté, ni complexité ne sont possibles. Mais à supposer même que l’envie ou le ressentiment ait été le moteur de la critique, on ne voit pas en quoi cela en invaliderait nécessairement le contenu, et c’est tout de même de ce contenu qu’il faudrait parler – ce que le recours à l’envie permet, utilement, d’éviter.
Reste, ultime argument, étroitement lié à l’envie, celui de l’ambition et de la compromission. Si l’on évoque le travail effectué par le critique, c’est qu’il est connu. S’il est connu, c’est qu’il a voulu se faire connaître. Il a donc écrit son texte de combat pour cela : se faire connaître. Cette ambition suffit à le stigmatiser. Son texte n’a pas de sens, parce qu’il n’est écrit que par désir de célébrité. Il ne dit rien que ce désir.
L’argument, très commun, est intéressant, et caractéristique du contemporain. Au XIXe siècle encore, le désir de gloire n’avait rien de déshonorant, et l’on considérait comme légitime d’écrire essentiellement dans ce but, on le proclamait sans complexe. Achille ne combat pour rien d’autre que la gloire. Cela ne l’empêche pas d’être un héros, au contraire, c’est pour cela précisément qu’il l’est. Mais la gloire est fille des œuvres : des accomplissements du génie, du courage, de la force. Au XXIe siècle, tout le monde ne rêve que de célébrité. Une célébrité sans œuvres, une célébrité qui consiste simplement à être vu, sans rien avoir à dire, sans rien avoir accompli, sinon être soi. Célébrité vide, pur déroulement du spectacle pour le spectacle. Plus il n’y a rien à voir, plus médiocre est ce qui est montré, meilleur est le spectacle, parce qu’il apparaît enfin nûment, dans toute sa pureté. Toute une part de l’art contemporain se conforme à cette loi du spectacle. Il ne s’agit pas de donner à voir une œuvre, c’est le spectacle qui confère le statut d’œuvre. Le Loft est à la qualité humaine ce que l’urinoir de Duchamp est à l’art. Duchamp n’a pas d’œuvre, comme les habitants du Loft n’ont rien fait, ni rien à faire.
D’un côté donc, le spectacle nu, la célébrité vide sont pleinement justifiés. De l’autre, étrangement, le désir de s’illustrer à partir d’un texte (si c’est bien de ce désir qu’il s’agit) est infâmant. En fait, il faut comprendre qu’il n’est infâmant que si le texte est critique. Ce qui est infâmant, c’est de vouloir se faire connaître en s’opposant. Car alors on est censé commettre l’escroquerie qui consiste à faire croire à la sincérité de la critique, à laisser supposer un contenu, on se pose comme différent alors que l’on ne vise, comme les autres, que la célébrité nue et sans contenu. Ce qui est infâmant, c’est de prétendre, mensongèrement, ne pas désirer ce que tous les autres désirent. Or, pourquoi serait-il honteux de désirer être connu ? La célébrité, certes, n’est pas une vertu en soi, mais elle n’est pas non plus un mal en soi. L’important est ce qui la fonde. Là encore, parler du désir de célébrité, c’est éviter de parler de ce sur quoi il se fonde. Ecrit-on nécessairement un livre pour être célèbre ? Sans doute cette ambition est-elle rarement absente de l’écriture, qu’il s’agisse de fiction ou de critique, et le polémiste ne se veut-il pas nécessairement différent des autres dans son ambition. Mais on écrit aussi pour toutes sortes d’autres raisons, et d’abord pour dire quelque chose que l’on tient à exprimer. A partir de quoi on pourrait considérer comme normal de vouloir être entendu, et compris. Si l’on n’est pas entendu, le livre n’existe pas. Si l’on est entendu, d’aucuns estimeront qu’on ne l’a écrit que pour cela. Il n’y a pas d’issue. On ne peut être qu’un critique inconnu ou compromis.
Non seulement le critique qui se fait connaître ne peut qu’avoir voulu cela, la reconnaissance, et rien d’autre (par conséquent, vouloir être lu et compris est une tare) mais il avoue, puisqu’il est reconnu, qu’il est complice du système qu’il critique. Pour les adeptes de ce discours cynique, la critique n’est plus qu’un aspect parmi d’autres du bavardage, de l’agitation, du grand cirque médiatique. Et, de fait, ce risque n’est pas à négliger. Tout critique peut devenir un alibi. Reste que ce type d’argument, proche du poujadisme et du "tous pourris", est assez caractéristique d’un type de raisonnement de plus en plus en plus répandu, qui ne tient compte que du degré de notoriété, et pas du tout de ce que l’on en fait. Il date aussi d’une époque, les années 70, où l’on croyait naïvement qu’il n’existait pas de moyen terme possible entre le refus du "système" et la compromission complète avec celui-ci. Cette pensée du tout ou rien est en définitive assez commode. Elle n’exige pas de trop grand frais intellectuels, elle est donc parfaitement adaptée au journalisme ordinaire. Elle permet en outre de trouver des arguments dans toutes les situations : si l’on se permet de s’élever contre des conflits d’intérêts un peu voyants, soit l’on est un "père la pudeur", un moralisateur, soit l’on ne cherche qu’à trouver sa place dans le système des arrangements.
Cette alternative caricaturale ne correspond que rarement à la réalité. Idéalisme et cynisme ne sont que les deux faces de la même tromperie sur la situation réelle d’un créateur ou d’un critique. Il serait absurde d’afficher un moralisme rigoriste. Un critique ou un écrivain ne vit et ne travaille pas à l’extérieur du champ littéraire. Il lui appartient nécessairement, il a des éditeurs, des amis, des relations. Il en fait usage. Il doit composer avec tout cela. Toute vie sociale est faite de compromis. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne se donne pas quelques règles déontologiques minimales. Le handicap dont souffre évidemment celui qui tente de respecter ces quelques règles, c’est que cela ne se voit pas. Toutes les attitudes ne sont pas semblables. Le discours cynique, en effaçant les différences, est objectivement complice de quelques individus habitués au conflit d’intérêts. Le critique de combat n’est ni un Huron, un chevalier blanc, un vengeur masqué débarqué de sa province pour fustiger la corruption parisienne, ni un aigri réglant des comptes dans son petit marigot germanopratin. Ces deux images ne sont la plupart du temps que des prêt-à-penser mythologiques pour journalistes amateurs de clichés.
Reste qu’il faut éviter de finir, à l’usage, par ressembler à sa propre caricature. L’une des pentes fatales de la création (et la vraie critique en est une) est l’autocaricature, ou la complaisance. Le pamphlet n’en est pas toujours exempt. Il y a un type de pamphlétaire qui aime à s’écouter hurler, et s’il hurle dans le désert, c’est encore meilleur, il peut se persuader de son irrémédiable solitude, du courage qu’il lui faut pour brandir seul le flambeau de la vérité. Il est un réprouvé professionnel. On peut aborder ce genre de critique avec un peu de circonspection, comme on considère avec méfiance l’affectation de sincérité, l’excès de gravité, la pureté sans concessions. Il opère une distinction un peu trop tranchée entre le bien et le mal, le bon et le mauvais. Les prophètes, les apocalyptiques et les imprécateurs parlent depuis un temps où l’on pouvait encore nourrir des certitudes. Ce temps, en occident, est révolu. On peut rêver d’une critique de combat où la vigueur ne serait pas forcément ennemie de la nuance et de la complexité. Dans la polémique telle qu’on tente de la pratiquer ici, le critiqué n’est pas l’Autre absolu, mais, dans une certaine mesure, et à des degrés différents selon les cas, le double du critique. Si tout homme, comme l’écrivait Montaigne, a en lui toute l’humaine condition, un écrivain est tous les écrivains. On ne s’attaque pas dans le détail à une œuvre sans trouver quelque intime connivence avec elle. Ce que l’on combat comme critique, c’est ce contre quoi on a lutté, et lutte encore, chaque jour, devant sa page, comme écrivain, sans nécessairement l’emporter toujours : les tentations de la complaisance et de l’auto-exploitation, le cliché, le manque d’humour, la grandiloquence, la sécheresse, le décoratif, etc. On se bat avec soi-même, avec ce qu’on a été, ce qu’on pourrait être, ce qu’on est même parfois. Toute critique est autocritique d’un écrivain caché.
Le ratage, les imperfections sont consubstantiels à la création. Beaucoup de très grandes œuvres montrent des imperfections parfois assez voyantes. Ce que le critique, en définitive, reproche à ceux qu’il attaque, ce ne sont pas quelques défauts, ce n’est pas même, pour l’essentiel, d’être de mauvais écrivains ou de mauvais artistes, c’est de faire semblant d’être des créateurs : d’en esquiver les difficultés, de se contenter de donner des effets de littérature, et par là d’éviter d’affronter le réel. Le critique dénonce, chez l’autre, non pas le contraire de ses valeurs ou de son esthétique, mais une image altérée de cette esthétique. Les objets auxquels il s’attaque sont ceux auxquels il tient, parce qu’il souffre de les voir mal défendus, caricaturés, prostitués. On se figure qu’il les rejette. En réalité, il n’en rejette qu’une certaine illustration, de manière à mieux préserver un certain idéal. En somme, le mordant du critique dissimule souvent beaucoup d’idéalisme, et le cache par pudeur. Sans doute faut-il se méfier de l’idéalisme. Car, à la limite, un idéaliste absolu rejette tout, et plus rien ne trouve grâce à ses yeux. C’est encore une forme de complaisance. Il est des gens pour qui la littérature n’existe plus depuis, au choix, Chateaubriand, Proust ou Céline. C’est faux. La création est encore possible. La critique aussi. Elles ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre.
Avis aux vrais amateurs de débat et de réflexion critique : ce long article de Pierre Jourde mérite qu’on s’y arrête et qu’on réagisse, non ?
Oui je suis assez d’accord avec ce qu’écrit P.Jourde. Il y a quelques années par l’intermédiaire d’un ami j’avais été embauché par JP Pincemin pour remplir ses assemblages de bois avec de la mousse expansive. Après un cognac café du matin nous nous sommes mis au travail. JP Pincemin avait entrepris d’élaguer quelques arbres, claudiquant car déjà bien malade il est monté sur les arbres et tronçonneuse en main a taillé dans le vif de son sujet. Il n’y avait là ni critiques ni vidéaste, là où il y aurait pu avoir performance d’artiste claudiquant et déjà malade car souvent l’oeil se régale de ce genre d’évènement. Non il n’y avait qu’un Homme ordinaire dans le commun du travail sans aucun artifice ni précipitation médiatique, pas d’artiste, juste quelqu’un dans la matière même des choses un manœuvre à l’ouvrage dans le plus simple ordinaire (rien à voir avec ce pompeux Dubuffet et son homme du commun à l’ouvrage). Tout cela pour dire qu’un travail n’est pas l’immédiateté d’une chose que l’on fait et qui par quelques truchements boiteux peut être déclarée comme telle oeuvre, mais qu’un travail s’élabore (laborieux) dans le réel du quotidien et dans les choses à faire qui ne sont pour certaine aucunement artistique mais participe à l’élaboration de ce travail.