[Chronique] Regarde les lumières mon amour (Annie Ernaux), par la compagnie Les Fous à Réaction

[Chronique] Regarde les lumières mon amour (Annie Ernaux), par la compagnie Les Fous à Réaction

octobre 7, 2016
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[Chronique] Regarde les lumières mon amour (Annie Ernaux), par la compagnie Les Fous à Réaction

Un peu comme le faisait le groupe Signes à la fin du siècle dernier, dirigé par le formidable Gilles Bourson, depuis les années 90 les Fous à Réaction s’intéressent – entre autres – à la réécriture scénique de textes non écrits pour le théâtre (de Homère à Ernaux, en passant par Carroll, Collodi, Kierkegaard, Waugh, Kafka, Calvino ou Queneau). En mettant en scène le dernier journal extérieur d’Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour (Seuil, coll. "Raconter la vie", 2014 – RL), Vincent Dhélin et Olivier Menu souhaitent "raconter la vie d’aujourd’hui, à travers ce prisme qu’est l’hypermarché". À partir de la première qui a eu lieu le vendredi 30 septembre 2016 au Vivat d’Armentières (près de Lille), a démarré pour les Fous à Réaction une aventure qui se veut également une suite de rencontres avec les consommateurs que nous sommes, puisque les vidéos de témoignages donnent la parole à tous les volontaires. (C’est bien cela la magie du spectacle vivant : chaque représentation est unique, donnant à chaque fois à voir et à entendre les gens du lieu). [Photos : © Xavier Cantat]

 

Vincent Van Gogh, dans une lettre, "je cherche à exprimer le passage désespérément rapide des choses de la vie moderne" (La Vie extérieure, Gallimard, 2000, p. 81).

 

"Regarde les lumières mon amour !", lance une jeune femme à sa petite fille en poussette (p. 40)… Nous aussi, on regarde, communauté curieuse circonscrite dans un espace frontal parfaitement adapté : le lumineux hypermarché projeté sur un empilement de cartons en guise écran (de psyché ?), comme la lumineuse Florence Masure, qui regarde également, carnet de notes en main. De la même façon, elle est réceptive aux témoignages authentiques qui, avec les dates du journal existentiel, rythment ce spectacle de 1H15 : vidéos drôles, anecdotiques, ou symptomatiques… Récapitulons : nous regardons la comédienne, qui regarde ce lieu de vie qu’est l’hypermarché, rempli d’histoires de vie. (Ce jeu de miroirs nous rappelle avec force que le théâtre est avant tout le lieu où l’on voit). Et ce regard est plein de bienveillance : nulle position de surplomb… il s’agit de se placer à la hauteur de monsieur et madame tout-le-monde. Le parti pris dramaturgique respecte l’optique ernanienne, qui est une éthique et une esthétique de l’authenticité : celle qui se perçoit comme être-en-mouvement affectionnant les lieux de passage (ville nouvelle, hypermarchés…), comme lieu de passage elle-même (du social, du temps, des générations, de l’Histoire), fait prévaloir le souci d’indistinction sur le désir de distinction et se garde bien de tomber dans le moralisme intellectualiste. Car, pour être un lieu de spectacle, le supermarché n’en est pas pour autant un prétexte à donner dans la diatribe debordienne, sans doute pour cette raison précise : "Qu’on le veuille ou non, nous constituons ici une communauté de désirs" (RL, 38). Et celle qui, sans identité fixe, est dans l’être-avec, n’hésite pas à avouer l’inavouable : "Je ressentais une excitation secrète d’être au cœur même d’une hypermodernité dont ce lieu me paraissait l’emblème fascinant. C’était comme une promotion existentielle" ; "Je suis rendue à ma convoitise d’enfant et, durant quelques secondes, emplie du ravissement qu’un tel lieu de profusion existe" (RL, 52 et 63)… Cette confidence n’est pas sans rappeler ce passage de La Vie extérieure : "Je suis au bord de l’Eden, premier matin du monde. Et TOUT SE MANGE, ou presque" (p. 27).

Le dernier ethnotexte d’Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, s’inscrit ainsi dans le prolongement du Journal du dehors et de La Vie extérieure : "Pas d’enquête ni d’exploration systématique donc, mais un journal, forme qui correspond le plus à mon tempérament, porté à la capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères. Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là" (RL, 15-16). Cette "capture impressionniste des choses et des gens", cette écriture de la légèreté est celle qui convient pour évoquer ce lieu de passage qu’est l’hypermarché. Et l’auteure de refuser, pour le qualifier, la notion de "non-lieu" mise au point par Marc Augé : parce que aussi incontournable que l’église autrefois, révélateur des habitudes sociales et générateur de micro-récits, le centre commercial est à la fois un lieu de vie, un lieu d’observation et un objet littéraire. Faire "accéder à la dignité littéraire" ce lieu socialement significatif ressortit évidemment à une stratégie de transgression de l’histoire littéraire ; associé aux sphères féminine et populaire, il ne peut intéresser les écrivains bourgeois : "(Je ne vois pas Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute ou Françoise Sagan faisant des courses dans un supermarché, Georges Perec, si, mais je me trompe peut-être)" (RL, 43). Si l’hypermarché fascine autant Annie Ernaux, c’est encore parce que lieu de l’entre-deux, il est lié à une série de couples antinomiques : moi / non-moi, liberté / aliénation, Eros / Thanatos ("sensation hallucinante" : "silence de mort des marchandises à perte de vue" – RL, 64). Peindre la vie (hyper)moderne, c’est, dans "une sorte d’écriture photographique du réel", une écriture de l’instant et de la mobilité, ouvrir un passage à ses sensations et émotions, se faire caisse de résonance / caméra pour « transcrire des scènes, des paroles, des gestes d’anonymes, qu’on ne revoit jamais, des graffitis sur les murs, effacés aussitôt tracés" (Écrire la vie, Quarto/Gallimard, 2011, p. 499-500).

Le montage significatif qu’ont réalisé Vincent Dhélin et Olivier Menu met en lumière à quel point se rendre à ce "grand rendez-vous humain" qu’est l’hypermarché (RL, 12), c’est participer à la fête contemporaine, perpétuelle célébration des choses/marchandises. Jusqu’à la lie – ce que traduit la pantomime de Florence Masure, un sachet plastique sur la tête. Le pire est que la révolte est impossible : "Pourquoi ne pas se venger de l’attente imposée par un hypermarché, qui réduit ses coûts par diminution du personnel, en décidant tous ensemble de puiser dans ces paquets de biscuits, ces plaques de chocolat, de s’offrir une dégustation gratuite pour tromper l’attente à laquelle nous sommes condamnés, coincés comme des rats entre des mètres de nourriture que, plus dociles qu’eux, nous n’osons pas grignoter ? Cette pensée vient à combien ? […] Nous sommes une communauté de désirs, non d’action" (RL, 67). D’où le point d’acmé de la tension dramatique, une comédienne qui braille dans un haut parleur un fait divers révélant l’envers du décor, de l’eden lumineux : "Le bilan de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh est de 1 127 morts. On a retrouvé dans les décombres des étiquettes des marques Carrefour, Camaïeu et Auchan" (RL, 62)… Ad libitum/ad nihilum. Et l’illusoire dispositif optique de s’effondrer : il ne suffit pas de consommer pour être ; la société de consommation est un miroir aux alouettes. Vanitas vanitatum omnia vanitas. /Fabrice THUMEREL/

TOURNEE SAISON 2016/2017

– Dans le cadre des Belles Sorties de Lille Métropole (M.E.L) :

Sam. 8 oct. à Englos – 20h
Sam. 22 oct. à Marquette-lez-Lille – 20h
Sam. 5 nov. à Gruson – 20h
Sam. 3 déc. à Lys-Lez-Lannoy– 20h
Vend. 9 déc. à Péronne-en-Mélantois – 20h

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– Et ailleurs :

Vend. 16 déc. à Avion

Vend. 3 fév. au Théâtre de la Nacelle à Aubergenville – 21h
Sam. 11 fév et sam. 1er avril avec le  Bateau Feu à Dunkerque
Sam. 4 mars au Théâtre Gérard Philipe à Somain (Comm de Comm Cœur d’Ostrevent)
Vend. 17 mars au Théâtre Le Passage à Fécamp – 20h30

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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