[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (2)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (2)

août 25, 2008
in Category: créations, UNE
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  Bon, assez ri, il nous faut mettre les choses au point. Ce soir, conseil de guerre, ils y seront tous, les généraux, les services spéciaux, la police, les ministres. Ils attendent une décision, je l’ai annoncée, j’ai fait miroiter la contre-offensive qui dispersera les armées des rebelles. Le plan secret. En réalité, Manfred-Célestin, je n’ai rien. Il faudra encore que je fasse confiance à mon infinie capacité de baratin. Oui, ma vieille, c’est moi qui vais le leur bourrer, le mou. Il faudra qu’ils me croient, ou qu’ils fassent semblant de me croire. Je ne sais pas. Qu’est-ce qui les maintient encore ici ? La fidélité ? La bêtise ? La terreur ? L’illusion d’exercer encore un pouvoir, d’être des gens importants, avec des uniformes et des gardes du corps ? Un mélange de tout ça ? Parfois, je crois simplement que la plupart ont perdu le sens de la réalité. L’habitude du pouvoir, l’obéissance, l’aplanissement des petits problèmes de la vie quotidienne les ont rendus semblables à des enfants : ils n’imaginent plus que la réalité puisse résister. Elle a fini par prendre la malléabilité du rêve. Encore maintenant, ils ne parviennent pas à se convaincre que le désastre puisse être aussi complet. Tout reste possible, les choses peuvent toujours se métamorphoser comme par magie. C’est sur cette croyance que je compte, Manfred Célestin. Nous avons à les maintenir dans leur jus d’irréalité, mon vieux ptérodactyle, notre survie en dépend. J’ai de plus en plus de mal à les faire tenir tranquilles.

Ecoute-moi, ruine, ouvre-moi les replis secrets de tes oreilles pourries. Ecoute-moi bien, je ne sais plus ce qui se passe. Je ne sais plus quoi penser. J’étais préparé à tout, j’avais tout calculé, mais pas ça, pas cet abandon mou, ce glissement dans la torpeur d’un château de Belle au bois dormant. Il faut qu’on se réveille, qu’on frappe un grand coup.

Ecoute-moi, car tu es le confident absolu. Toujours hochant discrètement la tête en signe d’approbation, toujours attentif, et cependant rien de ce que tu entends ne ressortira jamais de ton giron vide. On voudrait tout te dire, remplir ton ventre creux de friandises de confidences et de viandes de secrets, grand guignol de cocagne. Je ne suis moi que parce que j’ai su préserver mes secrets, et surtout ma réputation de détenir des secrets, mais à quoi bon être moi, et même le seul moi qui vaille dans la nation si tout ce qui fait ce moi n’est pas connu dans ses moindres replis ? Mais on a beau parler, on n’épuise pas le sujet. Il faudrait s’introduire tout entier dans tes conduits, se spiraler en escargot dans le repli de ton audition, se verbaliser. Et alors, à bon entendeur, salut ! On serait devenu sa propre histoire. Comme les morts. Mais on vivrait pourtant, âme entendue, pure parole jouissant de se repasser en boucle les bandes interminables de son Intégrale. Si tu m’entendais ainsi, si le souffle que je confie chaque jour à ta carcasse creuse pouvait vider toute mon âme, aller la chercher en longs anneaux souples dans tous les virages de mes viscères, si je devenais en toi ce réservoir d’attention, qu’est-ce qui pourrait nous arrêter ? Tu mourrais, toi aussi, mais qu’importe ? La pression de mon verbe te ferait fermenter de sagesse. Nous deviendrions la source de toute prophétie. Les hommes n’auraient plus qu’à te clouer à une potence dans le Saint des Saints de leur temple. Alors leurs prêtres viendraient te tirer les vers du nez. Ils feraient silence afin de recevoir cinq sur cinq tes émissions délétères. Ils publieraient leurs notes de décomposition. Toi et moi, nous pourrions leur pourrir l’avenir.

Tu le vois, toi, l’avenir, ma vieille petite couille fripée ? Il t’arrivait souvent de vaticiner, naguère. Tu m’as l’air constipé de la prophétie, ces derniers temps. Allez, un effort, crache-la, ta valda augurale. Qu’est-ce qui va se passer, hein ? Mes généraux vont capituler secrètement et me livrer aux rebelles ? Les puissances vont se décider à envoyer un cordon de troupes pour arrêter le massacre ? Palpitante incertitude. Et les générations futures, comment me jugeront-elles ? J’aurais voulu être à jamais ze dictateur, le modèle, le paradigme. Que dans quatre siècles les petits enfants chient de trouille à l’énoncé de mon nom abominable. Je n’ai pas voulu être aimé. J’ai voulu être craint, jalousé, admiré. J’ai voulu étonner. Mais qu’est-ce qui va rester ? Quant au présent, Marolles me dresse un inventaire exhaustif de ce qui se publie à l’étranger sur nous. On glose sans fin, on parle de crépuscule sanglant, de folie meurtrière. Les journaux aiment bien le sentencieux grandguignolesque. Personne ne sait ce qui se passe vraiment. Même moi, je ne suis plus tout à fait sûr de savoir, moi qui mettais ma fierté à tout contrôler.

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rédaction

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