[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (4)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (4)

septembre 2, 2008
in Category: créations, UNE
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  Voilà où nous en sommes. Depuis plus d’un an, ma capitale investie, bloquée par les rebelles, séparée du reste du pays. Et encore, si j’avais toute la ville ! Mais ils ne m’ont laissé qu’une demi-capitale. Je tiens la vieille ville : les quartiers résidentiels, les ministères, les musées, l’opéra, sans parler des hôtels de luxe pour les touristes fortunés, les villas des banquiers, des industriels, des hiérarques et de tous les grands prédateurs qui dévoraient les carcasses que je leur abandonnais. Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? On y entasse des soldats et des réfugiés. On est bien avancés. Ils ont une belle vue sur la corniche et l’océan, ça ne les console pas de crever de faim. Côté sud, vers le vieux port et la baie, ça pourrait paraître plus utile, mais en réalité, je te le dis, c’est pire. Des ruelles peuplées de racaille, immigrés, prostituées, trafiquants, la pègre. Mes flics comptent sur cette populace maréchaliste pour les lynchages d’espions et les opérations ponctuelles. On y recrute les nervis de la police secrète. Mais j’ai toujours été plus méfiant que mes flics, tu le sais. Je hume les infiltrations. La moitié de ces traîne-savates est travaillée par les agents de l’ALN. Mais comment nettoyer tout ça ? Leur coller une pétoire dans les pognes et les envoyer à l’assaut des champs de mine de l’isthme ? Tu te figures qu’on pourrait encore en extraire un peu de viande à canon ? On essaiera, Manfred-Célestin, on essaiera. Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Une petite exécution d’agents ennemis ? Un pogrom de traîtres ? Tu ne te renouvelles pas beaucoup, vieille mule. La recette est épuisée. On a brûlé ou pendu tout ce qu’on pouvait brûler ou pendre, plus le moindre fragment de traître à la patrie, réel ou imaginaire, on touche l’os, Manfred-Célestin, si ça continue il ne restera plus que moi à exécuter, comme traître à moi-même. Tu t’en chargeras, après quoi tu te jetteras dans l’océan, peut-être que les requins consentiront à te chipoter.

Tel est mon royaume, mon bon Manfred-Célestin : un port et quatre kilomètres carrés d’une vieille cité de tourisme, de corruption et de prédation. Bohu ! Tu trouves que c’est une ville, Bohu ? Merci bien. Bohu n’est pas une ville, aimable ahuri, c’est un chancre, un furoncle qui se gonfle grâce à l’isthme, se nourrit par l’isthme qui le relie à la côte, à la ville nouvelle et au reste du pays. Et les rebelles bloquent l’isthme. Voilà. Tout est dit. Je ne sais pas si la configuration de la ville est une chance ou une malédiction. Dans les bons moments je me dis que sans l’étroitesse de l’isthme, je n’aurais jamais pu arrêter les troupes insurgées. Le peu de troupes qui me restent, pour moitié des nourrissons, des vieillards tombés en enfance, des mongoliens extraits de leur hôpital, ma cour des miracles à grenades et pétoires me permet de tenir depuis un an parce que je n’ai que les cinq cents mètres de ce foutu tombolo à barrer avec du matériel antichars.

Face à l’histoire, tu entends, baderne, c’est toi qui fais l’histoire en ce moment, oui, toi, quarante kilos d’ossements en désordre dans un costume trois pièces qui tombe en poussière, j’aurais plutôt imaginé l’histoire avec des gros nichons et une toge plissée, mais je fais avec ce que j’ai, regarde-moi, grave-moi dans tes yeux et tes oreilles pour l’éternité, face à l’histoire, moi, le généralissime, je le proclame : si je parviens à retourner une telle situation, Alexandre, César et Napoléon n’auront été que des Gamelins auprès de moi. Qu’elle enregistre ceci l’histoire : mes ennemis occupent toute la partie utile de ma capitale, sans parler du reste du pays, qu’ils ont déjà, province après province, fini par grignoter aux trois quarts. En mettant la main sur la ville nouvelle, bien étalée en pleine terre ferme, de l’autre côté de l’isthme, ils se sont adjugé les usines, le port industriel, les universités, les casernes, l’immeuble de la radiotélévision. Nous ne recevons plus rien, nous sommes coupés du monde, on nous donne les informations qu’on veut bien nous donner. Ils tiennent même l’aéroport. Il me reste le vieil aérodrome, mais, rions un peu, comme il est au milieu de l’isthme, il sert de champ de bataille. Je n’ai même pas la ressource de filer par la mer, le blocus de la ville est à peu près complet. Ah, nous ne sommes pas brillants, entassés sur notre rocher, sous les bombes. Régulièrement, on annonce que les rebelles ont enfoncé nos lignes, sur l’isthme. On proclame la fin. Et puis non. Ils emportent deux cents mètres de tranchées et de défenses antichars, au prix de centaines de morts, et ils sont obligés de s’arrêter. Parfois même, on réussit à leur reprendre les deux cents mètres, pour le même prix. C’est Laurel et Hardy font la guerre.

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rédaction

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