[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (6)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (6)

septembre 14, 2008
in Category: créations, UNE
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Au fond, c’est une expérience de laboratoire. On entasse les rats dans un espace réduit, et on les regarde se cannibaliser. Et c’est ce que nous faisons, nous suivons scrupuleusement leurs plans, n’est-ce pas.

Dans nos six kilomètres carrés, les épurations succèdent aux exécutions et les hécatombes aux chasses à l’homme. Et lorsque nous nous serons bien dévorés tout seuls, lorsque le travail sera fait, il ne leur restera qu’à donner l’assaut final et à entrer en triomphateur dans Bohu semé de membres humains et de casquettes de généraux. Tout le monde approuvera, soulagé. Je les ai devinés, Manfred-Célestin, j’ai sondé leurs conseils et leurs songes. C’est l’évidence, mais ces évidences-là restent cachées au vulgaire, elles n’apparaissent dans tout leur éclat qu’aux esprits de génie comme le mien. Personne ne peut rien cacher au Maréchal. As-tu bien fait chauffer les serviettes cette fois-ci ? Je t’ai dit un million de fois que je les voulais chaudes, les serviettes, brûlantes, les serviettes, mais autant pousser des hurlements au fond d’un carton à chapeau.

Voyons comment nous pourrions déjouer leurs petits calculs. Quoi, baderne, tu aurais des suggestions ? L’idée clignoterait encore au fond des caves obscures de ta boîte crânienne ? Moi qui pensais que l’ultime s’était éteinte dans des temps légendaires, à l’époque où jeune et ingambe tu pourchassais le mammouth laineux, tout arrive. Voyons, sérions les problèmes. Tes propositions ne sont pas mauvaises, vois-tu, mais elles souffrent de n’être pas d’un homme d’état. Pour tout dire, elles sont petites, tes propositions, mon pauvre fretin, pas grandioses pour deux ronds. Tu as encore, parfois, tous les vingt ans, le conseil judicieux, mais il est mesquin. Enfin, il faut faire avec, je n’ai plus que toi. Pharamond m’a trahi et j’ai liquidé les autres avant qu’ils me trahissent. Toi, au moins, cher vieux pantin, tu es trop usé, trop liquéfié pour avoir la force d’envisager l’idée de trahir. Tu aurais pu mille fois me couper la gorge. Ô combien d’amiraux, combien de capitaines ont dû rêver aux moyens de te corrompre, afin qu’un matin, au lieu de me raser le poil, ta lame ouvre dans mon cou une deuxième bouche, par laquelle sortiraient d’insondables borborygmes. Mais tu ne penses plus, tu ne veux plus, tu n’es plus que moi, un pseudopode, une excroissance, un bout de moi qui s’aventure parfois à deux mètres, trois mètres de moi, et puis revient me coller, patelle à son rocher. C’est bien simple : tout ce que tu penses, je l’ai déjà pensé. La seule intensité de ma présence parvient encore à faire germer quelques concepts dans les terres stériles de ton esprit. À peine as-tu ouvert le bec que j’ai déjà reconnu ma pensée.

Qu’est-ce que c’est donc que tu me bredouilles, hein, ma vieille ? Allez, contrôle-toi la lippe, essaie de ne pas m’inonder l’uniforme de tes postillons, si ce n’est pas trop te demander, mon uniforme est frais repassé. De quoi ? Mettre de l’ordre dans ce foutoir ? C’est ça que tu essaies de me dire ? Oui, bon, ça va, tu peux t’arrêter maintenant, je suis trempé et je crois que j’ai à peu près compris. Si donc je traduis ta glossolalie, tu me suggères de commencer par rassembler et remotiver nos partisans dans le pays, avant de me lancer dans des aventures. Je reconnais bien là ta prudence, baderne. Pas une once d’audace, pas de vision, du gagne-petit, du rangement de dossiers. Un chef d’état, cher kroumir, se reconnaît à sa vision. Il a un projet pour son pays, il regarde l’horizon, pas seulement le bout de ses bottes.

Tu vas apprendre ce que c’est que d’avoir une vision stratégique. Notre apparente impuissance, le ridicule de notre situation pourrait décourager ce qui nous reste de partisans dans le pays. Avant de prendre une décision, et de l’annoncer au conseil de ce soir, il faudrait mettre les choses au net. Nous nous sommes trop laissés aller, ces derniers temps, nous avons bricolé au jour le jour. Assez de cette résistance de patelle cramponnée, assez de ces batailles acharnées pour cent mètres d’isthme. Place à la contre-offensive. Ecoute-moi penser, Manfred-Célestin, ça en vaut la peine, et arrête-moi si je dis une bêtise, on ne sait jamais, tu n’as pas la hauteur de vue, c’est certain, mais pour la mémoire et la précision des détails, tu n’as pas ton pareil, je le reconnais.

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rédaction

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