[Chronique] Véronique Bergen, Janis Joplin, par Fabrice Thumerel (1/2)

[Chronique] Véronique Bergen, Janis Joplin, par Fabrice Thumerel (1/2)

janvier 11, 2017
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Véronique Bergen, Janis Joplin, par Fabrice Thumerel (1/2)

Commencez par aller sur le site officiel de Janis Joplin, ou sur Youtube, et (re)découvrez un peu le personnage… Summertime, qui provoque "un schisme sexuel, un séisme musical" (p. 109)… Cette voix qui "dansait comme un lasso, griffait, roucoulait, pas moyen de la contenir, elle explosait transcontinentale, transsexuelle, transethnique, transpsychotropique" (p. 104)…

Après Edie. La Danse d’Icare, épopée trash consacrée à Edie Sedgwick, l’actrice et mannequin qui a représenté "la Marilyn Monroe de la contre-culture", celle dont l’"état naturel, c’est le manque", suivie de celles portant sur MM (Marylin, naissance, année zéro) et Unica Zürn (Le Cri de la poupée, 2015), voici une autre biofiction de la prolifique Véronique Bergen pour constituer un quadriptyque. (Rappelons l’enjeu de ce type de texte : "passer le matériau brut de vies au travers du prisme de la fiction […] redonner vie, couleurs, voix, étoffe à des personnes réelles coulées dans les eaux de l’imaginaire ne va pas sans le souci de laisser intacte leur part d’ombre"). Edie Sedgwick (1943-1971) / Marilyn Monroe (1926-1962) / Unica Zürn (1916-1970) / Janis Joplin (1943-1970), ombre et lumière, Eros et Thanatos… Edie/Marylin/Janis, ces trois déesses qui ont pour Sainte Trinité la baise, la cam et l’alcool…

Véronique Bergen, Janis Joplin, voix noire sur fond blanc, Al dante, 2016, 176 pages, 15 €, ISBN : 978-2-84761-720-7.

"Et si parler, langage au garde-à-vous, lexique châtié,
syntaxe docile, me faisait chier ? Et si je refuse d’enfiler les mots
en suivant la Bible de la grammaire ? Si j’ai faim d’un autre régime du verbe ?" (104).

D’emblée, le critique peut se sentir frustré… S’il s’enorgueillit de sa perspicacité en doublant Janis de Janus, puis en relevant la symbolique du nombre 27 et en l’associant aux 27 chapitres du livre, il se heurte aussitôt à la maîtresse du jeu : l’auteure énumère des "victimes du démon astrologico-numérologique" (p. 166-67 : Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrisson… Jules Laforgue, Alain-Fournier, Georg Trakl, Jean-Michel Basquiat…), développe la dimension symbolique… et coupe court : "Paix aux nombres. Aucune inférence ne doit être tirée de la scansion de ce livre en vingt-sept chapitres" (168).

La dualité frappe donc, comme Edie et Marylin, cette "hybride thanato-biotique dégradable" (17), cette "enfant du Manque" (60), cette âme fêlée qui fait de son corps "une torche vocale" (16), "une arme érotique" (56), cette "pocharde nympho", cette "camée à la voix nasillarde" (25) et au "coït vocal" (87)… Janis/Janus, celle dont l’outre-voix (113) ouvre son outre-moi ; celle qui, lorsqu’elle va mal, "dresse des listes pendant des heures" (91) – liste des manques plutôt que des envies -, abolit les frontières entre Eros et Thanatos, vide et plein, noir et blanc, homme et femme, humain et animal, liberté et destin… Un destin tragique : "J’étais pas destinée à arriver au monde cette année-là, à cet endroit, ni descendre de ces géniteurs. Tu te rends compte que ma trajectoire de vie doit se libérer de ces trois ratages ? Surmonter ces trois tares ?" (20)…

L’ouverture extatique est le propre d’une époque dont Janis Joplin est l’une des figures de proue : les années 60 sont celles de tous les possibles, de l’éclosion/explosion des contre-cultures… Contre le Money Power, le mouvement Flower Power auquel appartient cette figure de révolte et de subversion. Après, c’est Terminus : muséification, récupération "muselière et camisole dans la boîte de Pandore du show-business" (141). NO FUTURE. Pour cet emblème de l’underground, l’évolution est dégradation (des hippies aux yupies puis aux punks, c’est de mal en pis) : "Là où les années soixante dansaient,hurlaient, extases cosmiques, anarchie solaire et pacifique, temples des sexes bouddhiques, les année septante rampent, bâillonnées, se traînant à genous, inféodées à l’ordre, aux normes du capital avant d’être percutées par l’explosion punk" (137).

À cette passion du mouvement correspond une écriture du flux, du passage, qui s’appuie essentiellement sur la translation : "fantômer" (35), "m’orgasme" (73), "golémise" (74), "légumifier" (95), "duodénumer" (103), "staracadémysent" (118), "parthénogénèsera" (141), "chaotiser" (146)… L’écriture électrique de Véronique Bergen court-circuite les rythmes, associations et significations convenus. Goûtons ce type de télescopages : "Je convulse tristesse" (74), "ça me ciguë le moral" (76)… Ce chiasme révélateur : mort de la voix / voix de la mort… Ces jeux expressifs sur les signifiants : "ré mineur" / "rémouleur des douleurs" (110 : paronomase et écho sonore), "Fée électrivité" (85 : à-peu-près, et même mot-valise possible – condensation de "électricité" et de "négativité")…

Une chose est sûre en refermant cette biofiction polyphonique qui convoque fantômes et fantasmes pour nous transporter au-delà des limites admises : l’ensorceleuse Véronique Bergen a inventé un genre – qui explore les contre-vies de ses créatures – et un style – une écriture-crachat (les deux formules en italiques sont extraites du Cri de la poupée – p. 19 et 5).

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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