[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (9)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (9)

septembre 28, 2008
in Category: créations, UNE
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  Quant à ce qui reste de nos armées dans l’intérieur du pays, va t’en savoir ce qu’elles deviennent. Ça fait bien longtemps qu’on n’a fait le bilan, tellement c’en était décourageant, eh bien allons-y.

Il y a celles qui ont versé dans le banditisme, primo, celles qui ont rejoint la rébellion, secundo ; celles qui se sont perdues dans les bois, tertio ; celles qui sont au lit avec la fièvre, quarto ; celles qui ont été mangées par les cannibales euh, quinquo. Oh, il en reste, certainement, il en reste, de temps en temps on a des nouvelles, une petite carte postale, ça fait toujours plaisir. Le quatrième régiment d’infanterie va bien, merci, les opérations ont été retardées par les pluies, mais il ne désespère pas d’être en mesure de tenter de reprendre dans deux mois le village qu’il a dû évacuer il y a trois semaines, quand les munitions seront arrivées et que le colonel se sera remis de sa crise de tourista. Le commandant Sultan est en train de faire monter des mitrailleuses lourdes sur les cinq pick-ups qu’il a réquisitionnés à Saripol, et alors on verra ce qu’on verra. Le commandant Bel est encore là, tout porte à le supposer, il tient le plateau de Grande-Arastase avec ses soldats d’élite, il le tient bien, il n’en lâche pas une miette, la discipline est de fer, comme de juste, et les uniformes repassés, ça nous fait une belle jambe. Il pourra bientôt y organiser des boums le samedi soir en toute sécurité.

Il y en a un auquel je croyais plus que les autres, tu vois, c’est Klapp. Vas-y, n’aie pas peur, nom de Dieu, je ne suis pas en sucre, j’ai une nuque de taureau. Klapp, ma relique aux mains de miel, il est, ou il était l’un des rares à avoir une espèce de génie stratégique. Je n’avais jamais entendu parler de lui avant l’insurrection, tu t’en doutes. Ce n’était qu’un obscur commandant de fortin, perdu à la lisière des grandes forêts du sud novopotamien, avec quelques bidasses de troisième choix sous ses ordres, plus occupés à boire des bières et à tuer des mouches qu’à graisser leurs armes. On avait déjà du mal à tenir la Novopotamie en temps normal. Quand l’affrontement avec les rebelles est devenu direct, toutes les garnisons ont été submergées, ou retournées, Klapp est resté isolé. A cent kilomètres à la ronde, pas un uniforme loyaliste. A lui tout seul, il a occupé presque tous les effectifs des novopotamiens. Ils se concentraient d’un côté, il frappait de l’autre, repartait avec la bière, l’essence, les munitions, les boîtes de raviolis, les filles et de nouvelles recrues. Ils n’arrivaient jamais à savoir où il se trouvait, quand il ferait son apparition, ils finissaient par se convaincre qu’il s’agissait de sorcellerie. Ils étaient dix fois plus nombreux, mais Klapp leur foutait les jetons, tu comprends. Tu te souviens de cette garnison novopotamienne armée jusqu’aux sourcils qui s’est rendue à quelques éclaireurs de Klapp, terrorisés à l’idée qu’il était parmi eux. Ils finissaient par le voir partout. Enfin, tout ça n’a duré qu’un temps. Il a fini par être submergé. Il s’est enfoncé dans la forêt avec les soldats qui lui restaient. De temps à autre on en reparle. On continue à le voir ici ou là. On retrouve une section novopotamienne à moitié carbonisée. C’est Klapp. Une autre s’est mystérieusement égarée en opérations. Encore Klapp. J’ai envoyé des agents pour tenter de reprendre contact avec lui. On les a presque tous perdus. Les autres sont revenus bredouilles. Tout ce qu’ils avaient à leur actif, c’était des histoires de bonnes femmes, des rumeurs, des légendes indigènes parlant d’un roi de la forêt qui serait venu depuis l’autre côté du fleuve pour régner sur des clans de coupeurs de tête. Il exigerait régulièrement des tributs de jeunes gens, et il rendrait la justice habillé d’une peau humaine, assis sur un trône de bois couvert de fourrures, entouré de pieux ornés des crânes de ses ennemis. Tu vois le genre. Et tu te figures que c’est avec ces épouvantails de train fantôme que je vais arriver à m’en sortir. Tu racontes des conneries, mon bon raseur, permets-moi de te le dire, tu divagues, tu ne sais plus où tu habites.

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rédaction

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