Cette semaine : Evelien Lohbeck, Michel Giroud, Lucien Suel, Émilie Notéris, Christoph Bruneel.
News du web
[+] Découvert sur le très bon site de Lignes de fuite, cette vidéo de Evelien Lohbeck. Réalisation impeccable, qui ouvre poétiquement au notebook.
[+] Petite précision à propos d’une remarque faite dans une news du dimanche concernant le très bon travail de Dominiq Jenvrey (cf. ici, et la chronique de E.T. Fiction concrète). J’ai dit que son travail web était "un peu old school", ce qui m’a été reproché, je pense sans animosité, par Laure Limongi [ici]. Cela soulignait le mode de circulation et le résultat final. Si en effet, la potentialité de l’E.T. est bien d’ouvrir les possibilités de la littérature, il me semblait alors que ce travail web de circulation aurait pu se construire sur des principes techniques (programmation) permettant une expérience web plus aboutie, plus inquiétante même. La mise en place de Dominiq Jenvrey ne correspondait qu’à une navigation hypertextuelle, sans autre procédure que la dissémination relative du motif (selon deux axes : 1/ celui des sites d’accueil, 2/ celui des sites définitionnels sur blogspot qu’il a lui-même créé). Oui, un peu old school (n’oublions pas que le web existe en France depuis 1994 et que les expériences littéraires et artistiques se sont multipliées). Aurait pu être réfléchi des procédures plus aléatoires, plus combinatoires, pouvant amener des zones d’indécision quant à ce qui était lu. De même aurait pu être réfléchi les logiques documentales prenant leur possible pertinence dans un tel contexte. Cette remarque n’enlève rien à l’intérêt de cette expérience, mais dans un contexte de création web assez remarquable (mais faut-il le connaître ou s’y intéresser ?), il faut quand même souligner certains manques. Il n’y avait donc aucunement de remarques esthétiques – quoiqu’il me semble toujours aussi critiquable de ne pas s’affranchir des formatages blogspot, quand il n’y a pas d’intérêt critique à être dessus -, mais il s’agissait de souligner certaines limites de cette expérience).
Livres reçus
Michel Giroud, Paris, laboratoire des avant-gardes, transformations-transformateurs, 1945-1965, ed. Les presses du réel, 145 p. 9 €. C’est pour nous un grand plaisir de présenter cet essai de Michel Giroud, qui scrute avec une attention sans égale, les confrontations artistiques, les divergences, les oppositions artistiques dans ce Paris d’après-guerre. "Ce qui émane de Paris, c’est un climat de divergences et de divisions qui vont valoriser des figures singulières, au-delà des querelles idéologiques et théoriques, des singularités transformatrices" (p.6). Cet essai est à ne pas manquer pour ceux qui s’intéressent vraiment aux généalogies des avant-gardes, car loin des approches souvent erronées ou [d/t]oxiques d’universitaire, il y a dans ce petit essai, comme le disait à sa manière en son temps Machiavel parlant de son Prince, toute une vie de recherche résumée en quelques pages. Michel Giroud non seulement a croisé en son temps ce Paris des avant-gardes, mais en plus, il a su aussi bien à travers Kanal dans les années 80, qu’ensuite par ses recherches constantes des manuscrits originaux et leur publication aux Presses du réel (Dada, Fluxus, etc), établir une cartographie dynamique générale de celles-ci. On reviendra donc sur cet essai.
Lucien Suel, Mort d’un jardinier, ed. La table ronde, p.169. 17 €. Ce texte de Lucien Suel est un roman. Pas une poésie, mais un roman. Il aura fallu quelques années pour que l’on puisse le découvrir. Mais ce roman de Lucien Suel n’est pas séparé de sa langue poétique, de sa langue parcourant le jardin ordinaire entre autres. Ce roman se donne à lire dans le flux poétique de ses images se mêlant à la terre, à la nature, se donne à lire selon le rythme particulier de sa phrase poétique. "Tu souffres, tu souffres beaucoup, tu ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis que la douleur t’a terrassé, là au milieu du jardin, tu ne peux pas t’en rendre compte, tu es dans une autre dimension temporelle, dans le temps habituel des hommes tu es allongé entre les morceaux de bois depuis quelques minutes seulement, dans le temps des mourants tu es là depuis ta naissance, depuis que tu es sorti nu sanglant et tremblant du ventre de ta mère, vu d’en haut, de très loin tu ressembles à un bébé abandonné au milieu des légumes entre les choux et les poireaux" … Ce texte est intime, de l’intimité d’un tutoiement à soi-même, en direction de l’existence de soi, en direction de cette finitude de soi, fragile, car "l’horloge biologique" peut prendre de l’avance. Une forme de mélancolie irise la vie qui nous est présentée en sa fin, mélancolie du temps qui passe sous le ciel lourd des Flandres.
Émilie Notéris, Cosmic Trip, ed. imho, 126p. 11 € Livre étrange, et très riche, à la fois recension des récits et fictions lycanthropiques, et fiction de l’immersion dans un nouveau genre de jeu. Christine Génin ne s’est pas trompée, recommandant la lecture de Cosmic Trip. Le travail d’Émilie Notéris est tout à la fois graphique, avec un souci constant de faire concorder l’action de la mise en page et de l’autre l’action de son personnage, une véritable fiction (ici je ne dirai rien pour ne pas révéler la trame, qui doit être découverte), et une réflexion générale sur la nature lycanthropique comme forme possible de relation de l’homme pour l’homme. Mais son travail dépasse aussi ce cadre, car il s’agit pour elle d’interroger le cadre général de l’existence humaine et de ses devenirs à travers deux axes : 1/ la question de la virtualité, des devenirs selon un déplacement de repère, 2/ selon l’intentionnalité ludique. Il n’est dès lors pas étonant de trouver ce livre dans la collection Et hop! d’Éric Arlix, quand on connaît les explorations de ce thème, notamment dans Et hop! paru en 2004 aux éditions al dante.
Christoph Bruneel, DéPEAUSITIONS, ed. Rafael de Surtis, 72 p. 14 €. Christoph Bruneel, que nous apprécions beaucoup ici, nous donne à lire un véritable hommage à la peau, comme lieu rythmique de la rencontre, du devenir. La peau se présente tout la fois comme surface de l’écriture, comme motif poétique d’exploration linguistique, et comme présence de l’autre, celle aimée, qui hante la totalité du texte. Ce texte est une variation du touché poétque donc. Variation, partition, car ce qui le caractérise tient à son rythme constant, à la fluidité assez rare de la langue. C’est que Christoph Bruneel, loin de n’en rester qu’au texte, travaille aussi le son, dans la lignée bruitiste, ou encore des expériences de Schwitters et de son Ursonate.
Cher Philippe,
Évidemment, sans animosité !
Simplement :
Je ne crois pas à l’importance d’une virtuosité technique lorsqu’elle n’est pas indispensable à un projet.
Je dirais même que je méfie du principe de surenchère technique, en art.
Par ailleurs, mais c’est un avis des plus personnels, je préfère le détournement d’outils à la création de support – je suis écrivain, pas webmaster.
Ce que j’aime, c’est être touché par un talent, une grâce – ça passe par de la technique (Glenn Gould, Cheval de frise) ou pas du tout (Daniel Johnston).
http://www.guideparispascher.com/guide/2008/04/zro-moyen-mai-1.html
Bien amicalement,
LL
Chère Laure
La question de la technique n’est pas dans la seule virtuosité, mais bien dans ce qu’elle permet en tant qu’outil. Si on parle de virtuosité, par exemple, c’est que celle-ci serait alors nécessaire comme instrument e vue d’une certaine finalité.
La technique permet de consruie certains processus particuliers, qui sont impossibles sans elle.
Je me méfie pour ma part autant de la trop forte virtuosité (ici se joue la question du spectacle et de ses possibles manipulations, évidement du sens, propagation idéologique) que de son inverse, que l »on voit fort à la mode dans les B-A, par exemple dans les performances etc… Il y a un manque de technique qui n’a aucun intérêt, qui peut devenir lui-même idéologique.
Donc : la seule question pour moi : en quel sens un projet suppose une forme de technique comme médiation à son aboutissement.
Pour la question du détournement, je suis d’accord avec toi (quoi qu’il faudrait à mon avis sérieusement discuter sur cette question, cf. aux éditions Inter L’art bio-terroriste, très très intéressant par exemple, ou encore le n°8 de Livraison je crois), mais faut-il que le détournement soit réel, et que cela ne soit pas seulement par impuissance que l’on prenne une plateforme formatée, etc…
Pour ma part, ayant travaillé sur tout cela au début des années 2000, ce qui pour la question du web remonte déjà à loin, s’est imposé dans le temps la question de l’autonomie de la plateforme comme nécessité. Là actuellement ce qui m’intéresse c’est davantage les détournements des logiques qui sous-tendent les idéologies (comme tu le sais la question des formes médiatiques et de leur instrument en l’occurrence les médiations ludiques à travers la wii et les réalités augmentées).
philippe
Cher Philippe,
Comme je te le disais, il s’agit de choix personnel et artistique.
Tout le monde ici comprend bien ta position.
Je faisais juste part de la mienne – et du fait qu’il me semblait un peu étrange de reprocher un « manque de technique » à quelqu’un qui n’en a peut être rien à battre, de la technique…
Et puis tu sais, le « new school », ça se transforme tellement vite en « old school »…
Idem pour la question de l’impuissance. Pour ma part, je manipule des logiciels de traitement de texte, de son et d’image complexes, alors, les logiciels Internet, c’est franchement pas la mer à boire, mais je m’en fous. Je préfère bosser mes Toccatas de Bach. Tu trouveras ça sans doute vain, mais qu’est-ce que c’est bon…
Enfin, concernant la performance, je vais seulement me répéter : ce qui compte (et en tout art), c’est le talent, la grâce, l’émotion mobilisée, la nécessité… Bref, tu vois, ce genre de choses. J’ai vu au moins autant de performances « avec supplément technologique » ratées que de performances « classiques » ratées. J’ai même parfois déploré que des gens se sentent obligés de faire gling gling et badabam matez moi ce show son et lumière – finalement indigent, dans cette sphère là –, on les sentait tellement cachés derrière toutes les machines, le sens perdu, la forme aussi… ça me donne toujours ce sentiment d’enfance, quand tu vois un truc super gênant à la télé et que tu te caches les yeux derrière les mains.
Bref, la technique n’est qu’un outil. Que ce soit – la création de programmations – ta sphère de prédilection, tant mieux ! Mais yen a des qui se sentent très bien dans d’autres, merci.
Et bonne semaine !
LL
Ca c’est sûr qu’aujourd’hui, la mode du low fi ( comme on dit ) nous fait entendre des choses étranges où en dernier ressort on appréciera plus la posture de l’artiste, son assise que sa création, son apport personnel, puisqu’elle, se veut non-travaillée. On est souvent face à de l’indigeste.
Il y a une mode depuis les années 2000 qui reflèterait cela dans la sphère musicale ( acousma, expérimental, live ) c’est la passion du clic, le travail avec les bruits de la machine, sons qui en soi ne sont pas intéressants ( musicalement ) puisqu’ils se ressemblent ( bruit blanc ).
Mais on peut aussi être d’accord avec Laure. En effet la technique pour la technique, ça mène au spectacle creux.
En fait je suis d’accord avec vous deux, même si l’avis de Philippe me semble plus important à soutenir car il n’est pas dans l’air du temps.
Et comment se fait-il que l’on puisse s’enorgueillir aujourd’hui de la piètre qualité technique de ses productions ? Je ne dis pas qu’on puisse pas le faire, ça chacun fait ce qu’il entend, mais pourquoi s’en vanter ?
Je pense qu’après la poésie sonore des anciens, on aurait pu s’attendre à une relève équipée tecniquement, la technique la plus difficile à maîtriser n’étant pas l’utilisation de la machine, mais plutôt la qualité de l’écoute, l’attention portée à la phénoménologie de l’écoute.
En fait le noeud du problème ne paraît être pour ou contre le low fi, ce qui n’a guère de sens. Mais plutôt la question suivante :
— Je voudrais travailler dans le sonore, les voix, les bruits de la ville, les bruits de la bouche, mais je n’y connais rien aux machines. Les machines me font peur. Que faire ?
Et après, ça :
–Bon maintenant, j’ai le matos, mais ça ne me suffit pas. Ce n’est pas si difficile que ça au final, suffit d’être bien aiguillé, d’être initié par les bonnes personnes. Mais quand je m’approche de la musique, ça me fair peur. Comment savoir si ce que je fais est pertinent. On m’a parlé de Steve Reich, c’est qui ?
C’est à cela qu’il faut répondre.
Laure, philippe. Oui Laure, tu as raison, rien n’est plus précieux que le talent – si ce n’est qu’il est plus le lieu d’un champ de bataille symbolique qu’un bien (chacun s’estime en être pourvu)- Oui, Philippe, tu as raison, la technique est importante et tes recherches le prouvent. Mercredi soir, à la Heidigalerie à Nantes, je fais une performance à l’occasion de la clôture d’une expos des dessins de Daniel Johnston, the king of low-fi. On m’a demandé de lui rendre hommage. C’est un rôle difficile, entendu que si sa musique est low-fi, sa voix est hight Fi – haute fidélité ! L’idée, je crois, c’est de vouloir dire quelque chose et de le dire bien, ensuite les questions de talents et de techniques s’imposent d’elles-mêmes. Pour finir, peu importe que Dominiq Jenvrey soit old school ou new school. Ce qui me gêne, c’est le terme de school. Je n’ai jamais aimé les school et je ne pense pas que lui les aime davantage. Comme dirait Laure, à la semaine prochaine.
Je reviens un peu sur quelques points :
1/ Tout d’abord, je ne crois pas à te lire Laure, qu’il y ait de différences véritables dans ce que nous disons, il a différence de position d’où on s’expriment mais non pas de contenus.
2/Quand je parle de technique, je ne parle bien évidemment pas de la seule utilisation de logiciels. Mais de la réflexion que nous faisons de la technique et de ses nécessités dans un travail littéraire ou artistique. Qu’un auteur se fiche de la technique, why not ? mais cela ne garantit pas que son travail puisse en soi être pertinent. Un peintre peut avoir encore envie de faire de l’huile avec une technique classique ou pompier, certes il sera satisfait du résultat, mais cela ne signifie pas que sa peinture soit intéressante. L’intention d’un créateur ne fait pas forcément la qualité. Et là ce que dit Christophe est fort juste, en écho avec ce que disait autrement notre ami Descartes : tout le monde pense avoir du talent, comme tout le monde pense être intelligent. Et comme nous vivons tous un peu dans des sphères affinitaires, nous sommes en plus rassurés de notre croyance en nous-mêmes. Tant d’écrivains, ou de poètes se sentent assurés d’eux-mêmes par leur cénacle, et tant se crachent d’ailleurs dessus à distance, tant ils sont aveugles sur leur propre création.
Mais ce qui est important, c’est justement d’écouter ce qui vient de l’extérieur, ce qui justement peut nous mettre en question.
Pour revenir à la question de la technique : il y a en ce moment — et je rebondis sur ce que dit OUPS — une difficulté par rapport à l’accès à la question technique en littérature et plus précisément au niveau de la performance (ce que j’appelle la poésie action digitale comme je le développe dans plusieurs articles à paraître).
On voit revenir (et en fait depuis un certain temps) une forme d’idéologie du low-fi. TRès à la mode notamment dans les Beaux-arts (y compris dans l’usage des NTI).
Or, je pense que réfléchir à la mutation actuelle du monde, demande d’interroger de l’intérieur les techniques, ler fonctionnement, leur logique d’imprégnation des consciences. Ce qui nécessite de connaître les outils, notamment à mon sens, leur matériau originel : les langages informatiques.
3/ Sur le terme de old school : oui tu as raison Christophe, j’ai utilisé cela un peu à la légère, idiosyncrasie en fait, très bien souligné de ta part.