[Chronique] Jean Yves Cousseau, Intempéries, par Tristan Hordé

[Chronique] Jean Yves Cousseau, Intempéries, par Tristan Hordé

mai 24, 2017
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[Chronique] Jean Yves Cousseau, Intempéries, par Tristan Hordé

Jean Yves Cousseau, Intempéries (photographies), textes de Éric Audinet, Tom Raworth et Sarah Clément, éditions Isabelle Sauvage, hiver 2016-2017, 96 pages, 25 €, ISBN : 978-2-917751-70-1.

 

   Le livre associe étroitement photographies et textes, comme d’autres déjà parus dans la belle collection "Ligatures" des éditions Isabelle Sauvage. Une note précise qu’il a été initié par le photographe au début des années 1990 sans avoir pu alors être publié.

   Dans ses proses, Éric Audinet invente à partir des photographies un voyage, celui des sentiments, mais il faut entendre ici une signification particulière du mot : les sentiments, dans le vocabulaire de la chasse, ce sont les traces que laisse le gibier. Sera donc conservé ce qui demeure d’une saison, l’hiver, dans divers lieux (le parc Meiji à Tokyo, Anchorage), avec dans un aéroport une mise en scène du froid (un ours, une forêt au-delà des baies vitrées) telle qu’elle est parfois reconstituée dans les livres. D’autres traces sont suivies et leur ensemble donne à parcourir des thèmes qui se rattachent à la vie d’aujourd’hui. Dans le square se dépose quelque chose d’indéfinissable né de la présence des enfants et des vieillards, et Audinet associe ce « résidu » à un propos de Flaubert. Quand, sur les photographies, les draps volent au vent ou qu’une femme termine son strip-tease devant un drap, sont évoqués films, livres, lieux liés plus ou moins directement aux draps de lit (la morgue, les films de Cassavetes, un roman de Mauriac, etc.). On connaît aussi la fin de la nuit (Bordeaux, les abattoirs à l’aube), l’arrivée sur la plage, le désert de l’amour, à Londres — une rupture, le souvenir du Mystère de la chambre jaune —, le « monde pas encore commencé (au cinéma) ». Le voyage, dans la ville d’Évora, résume peut-être tout ce que l’on peut lire dans les images — ou dans la vie ? —, puisqu’il est « sous le signe du faux-semblant, du trompe-l’œil, de la carte postale et de l’illusion ». La ville rassemblerait à la fois des éléments du Désert des Tartares, des films de Sergio Leone, de John Ford, et le narrateur, après avoir vu les milliers d’ossements fixés sur les murs d’une chapelle, conclut : « la vie est un film ». Dernière prose autour d’images de la nature, dont on sait qu’elles entrent dans des cadres, comme celui du "paysage" (ce que confirme la littérature), alors que la géographie apprend que « le modelé de la nature » peut avoir d’autres usages, notamment « soulever, ici ou là, le sentiment de la bête ou de l’ennemi, sur le point de s’évanouir. »

   Tom Raworth, dans les poèmes de "Pense un titre" (traduits par Jacques Roubaud et Marie Borel), interprète — comme on interprète une partition — de façon bien différente les photographies. Pour chacune, les personnages d’une très brève fiction sont différents, on passe d’un "ils" à  un "il" sans qu’il y ait de rapport entre ces pronoms. De spectateurs devant des films ou des fragments de films, on passe à une variation non à partir de ce que représentent les images, mais en retenant l’opposition entre couleurs et noir et blanc — opposition qui, par ailleurs, pourrait être celle des films. L’unité des poèmes vient peut-être de ce qu’ils traduisent un sentiment d’inquiétude, comme s’il fallait toujours s’attendre à être en danger, ce qu’exprime l’image du feu, « le moment de panique » ou les « sales trucs » rencontrés. Le trouble, l’absence de sérénité sont fortement présents dans un poème autour de l’image d’une femme nue qui court dans un pré ; ce n’est pas sa nudité qui importe dans ce qui est retenu d’elle :

            grand vase noir

            agitant ses bras

            toujours mécontente de tout

            tous les ans les mêmes tourments

Petit tableau auquel est ajouté un personnage : « sans crier quand il est tombé / par-dessus les escaliers » ; chute conclue au vers suivant, le dernier du poème : « elle répandait son cerveau ». Les photographies ne peuvent apparaître comme des moments fixés de la vie et des choses mais, illusions, elles sont ici des prétextes à « cré[er] une [autre] illusion » par les mots.

     À partir de photographies peuvent donc se construire des textes de genres différents, qui ont cependant pour point commun de mettre en scène un/des personnage(s). Sarah Clément construit une histoire ("Bluff") autour de ce qui se passe après une rupture amoureuse, mais le lecteur ne sera jamais sûr que les deux personnages, il et elle, sont les acteurs de cette rupture. De nombreux éléments contribuent aux effets de réel : des indications sur le lieu — un port, des bateaux,  le nom de Marseille —, la transcription d’une conversation dans un café, le récit de faits par le truchement d’un Journal, d’où des précisions sur la durée — d’avril à décembre, sans pourtant que l’on sache si l’histoire se déroule sur une seule année —, la présence dans le texte d’un bulletin de la météo marine. On pourrait ajouter l’introduction d’un capitaine irlandais et de la strophe d’une chanson classique de marins en anglais. On peut aussi relever les décalages entre telle photographie et le texte qui la suit : l’image de la stripteaseuse brune, nue, est suivie d’une rêverie sur une femme blonde : « Parle la Blonde, même si tes mots sont comme une langue étrangère que nous ne comprendrons plus demain. Brille la Blonde tes yeux comme des néons. (etc.) » On relève également un pastiche du « beau comme » de Lautréamont avec « …c’est beau comme des talons qui claquent sur un trottoir, comme un bruit de hanches qui roulent et de mains dans les poches, comme un décolleté plongeant (etc.) », pastiche d’autant plus marqué qu’il est dans le Journal de elle, précédé  de « J’aurais voulu faire collection de toi. » Avant tout, c’est bien le récit d’une rupture, avec la tentative d’oublier ce qui fut — ou celle de se souvenir.

   Trois écrivains regardent les photographies de Jean Yves Cousseau et trois fictions sont écrites : peut-être trouvera-t-on un fil conducteur commun, celui du malaise à vivre dans le monde d’aujourd’hui, dû en partie aux images retenues, majoritairement images de la nuit. En tout cas, longue vie à la collection "ligatures", ouverte en 2014 avec Versailles Chantiers de Christine Veschambre et des photographies de Juliette Agnel.

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rédaction

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