En cette fin novembre hivernale, le ciel littéraire se met au bleu : aux deux magistrales livraisons sonores des éditions Le Bleu du ciel (Christian Prigent, Naufrage du litanic ; Patrick Bouvet & Eddie Ladoire, recherche+corps), il faut ajouter non seulement l’événement que constitue la parution ces derniers jours du premier volume des Écrits poétiques de Christophe Tarkos (P.O.L) – dont le 29 novembre prochain marquera le quatrième anniversaire de la disparition prématurée à l’âge de quarante ans -, mais encore la somme critique de Pierre Jourde, Littérature monstre (L’Esprit des Péninsules). À découvrir aussi aujourd’hui : Similijake de Jacques Sivan, Stéphane Bérard, L’enfer.
[ Livres Reçus ]
► Les éditions Le Bleu du ciel ont eu la bonne idée de nous donner à entendre dans le même temps deux formes sonores radicalement différentes : l’une, corrélative de l’avant-garde TXT, traduit le malaise dans l’élocution ; l’autre résulte de la rencontre entre l’écriture cup-upée de Patrick Bouvet et la musique électro-chaotique d’Eddie Ladoire./FT/
Christian Prigent, Naufrage du litanic, 1 CD-audio 40 mn, ed. Le bleu du ciel, livret 24 pages, 12 euros, ISBN : 978-2-915232-54-7.
"Enregistrée le 22 mai 1981 au capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, cette lecture était programmée à l’occasion d’une soirée de rencontres à laquelle étaient également invités Denis Roche, Claude Minière, Jean-Pierre Verheggen, Valère Novarina. Christian Prigent – lecteur hors pair de ses textes, scandés et martelés – lisait un travail en cours, Voilà les sexes, publié la même année aux éditions Luneau-Ascot (épuisé). On entre dans ses textes comme en territoire étranger, avec une langue qui dérape et trébuche, se ramasse et s’invente dans une sorte de carnaval de l’effroi. C’est du parler populaire, de l’ancien français, du latin déjanté, de l’urgence à mettre des mots à la queue leu-leu où s’élève la voix du combattant, du résistant qui entend continuer à dire et à écrire « contre ce qui nous voue à la stupidité meurtrière du monde ». Toujours une nouvelle démonstration de dynamitage des conforts et des conventions".
Patrick Bouvet & Eddie Ladoire, recherche+corps (poésie et musique électronique), ed. Le bleu du ciel, 1 CD-audio 40 mn, livret 48 pages, 15 euros, ISBN : 978-2-915232-553-0.
"Patrick Bouvet écrit à partir de fragments prélevés dans les medias ou dans les slogans publicitaires et emprunte à la musique électronique ses procédés de composition. Ici, il s’est intéressé à la manière dont le web évoque le corps. Recherche+corps contient une matière verbale qui appartient au réseau. Il travaille sur la déréalisation du monde, quotidiennement à l’œuvre dans les medias. Eddie Ladoire, musicien électronique et artiste, suit pas à pas les collages hypnotiques du poète, incisifs et subversifs. Ambiances sonores urbaines, bruits de machines, voix réfractées. Les deux esthétiques se font écho, témoignant de la violence de notre monde".
► Christophe Tarkos, Écrits poétiques, édition établie et annotée par Katalin Molnár et Valérie Tarkos, P.O.L, 2008, 430 pages, 20 €, ISBN : 978-2-84682-283-1.
On retrouve Christian Prigent dans la préface ("Sokrat à Patmo", p. 9-23) au premier volume des Écrits poétiques de celui qui se présentait comme "fabricant de poèmes" (p. 31) : si l’on peut regretter que l’étude généalogique soit par trop rapide, la voix chaleureuse et stylée d’un des plus grands écrivains critiques actuels rend étonnamment compte de cette "poésie faciale", de cette "poésie de merde" qu’est la langue in-sensée de Tarkos. De cette première étape d’un gigantesque travail d’archivage se dégage l’image d’un homme de revues dont l’œuvre est aussi importante que polymorphe. On y (re)découvrira Manifeste chou, Ma langue est poétique, La Poésie est une intelligence, Processe, oui, L’Argent, Je m’agite, Donne, ainsi que deux entretiens restés confidentiels (avec Bertrand Verdier et David Christoffel). Nous y reviendrons bientôt./FT/
► Pierre Jourde, Littérature monstre. Essai sur la modernité littéraire, L’Esprit des péninsules, 2008, 720 pages, 26,90 €, ISBN : 978-2-35315-046-5.
Après en avoir publié un chapitre entier ("Le Critique et son Double") et annoncé la parution, Libr-critique se réjouit de la sortie en librairie de cette somme critique la plus importante depuis la fin du siècle dernier. Suivront un entretien et un article./FT/
► Jacques Sivan, Similijake, Al Dante, 216 p., 27 €, ISBN : 978-2-84761-987-4. Jacques Sivan, avec BHV, le Bazar de l’Hôtel de ville, amenait dans son texte, plus que dans ceux qui précédaient, une dimension politique réelle, constituée de matériaux linguistiques extraits de la réalité commerciale. L’ensemble malaxé dans sa langue, dans les opérations de libération motléculaire sémantique et sémiotique. Dans ce Similijake, il travaille dans une même direction, mais en accentue l’intensité. Ce texte hyper-graphique (un peu fouilli même par moment à mon goût), mêlant, photographies, fausses publicités, photo-montage, bande-dessinée, affiches, typographie tout-azimutée aux polices multiples, est d’abord et avant tout une forme kaléidologoscopale sur la société de la virtualisation extrême de l’individu. Car, d’emblée le ton est donné : "Attention ! téléréalisation en cours" [p.5]. Mais s’il y a bien une critique sous-jacente de la présence prise dans l’oeil de la téléréalisation, Jacques Sivan, dépasse la simple critique, pour répondre des impasses de la logique médiatique à partir de possibilités d’intensification logosonoscopiques qui sont liées à sa poétique. Car ce livre se présente comme voie possible non pas d’une résistance, mais d’une recombinatoire généralisée des logiques et moyens de la captation et de l’aliénation de la présence. "Car la poésie c’est de l’économie" [p.53]. Similijake se présente en quelque sorte comme un outil permettant de réouvrir les circulations du sens dans la TV-réalité quotidienne de l’existence. Dans ce livre, Jacques Sivan témoigne d’une réelle attention à un ensemble de travaux qui se sont constitués depuis une quinzaine d’années (Quintyn, Hanna, Buraud, ou encore moi-même), et qu’il avait pu accueillir d’ailleurs, avec Vannina Maestri et Jean-Michel Espitallier, dans JAVA.
Ce livre est à découvrir infiniment, car en effet, les combinatoires existentielles de sens, et de mutations microlocalisées ou macrogénéralisées du sens, sont ouvertes sur un plan de consistance totalement immanent. Il n’est pas possible de s’en saisir réellement, mais un peu à l’instar de ce que disait Nietzsche à propos d’Aurore, ici, il faut savoir ouvrir au hasard Similijake, et se fondre dans ce qui a lieu. Souvent très drôle, notamment et surtout dans la mimétique médiatique des médias traditionnels (notamment la publicité), ce livre est à découvrir comme une réelle curiosité./PB/
► Stéphane Bérard, L’Enfer, ed. Al Dante, 620 p., 23 €, ISBN : 978-2-84761-993-5. "Tout en suivant scrupuleusement l’ordre du texte et les faits qui y sont consignés, cette nouvelle traduction de L’Enfer de Dante s’en libère par un travail stylistique d’une grande audace, modifiant radicalement les lectures antérieures". Langage contemporain, traduction comprise, déplacement en tout sens des référentiels (Dati s’en mêle et anachronisme en tout sens, car "Ô lectrice, si tu arrives / À dégager / le revenu minimum / De sens / Expurgé de mes lignes / À dégager le minimum syndical / De métaphores / Viabilisées, / Alors chapeau" [p.408]. Là aussi curiosité à découvrir, drôle, très lisible, à offrir à un érudit pour Noël, si vous avez épuisé tous les classiques des années précédentes./PB/
Cher Philippe,
Merci pour ta lecture de Similijake. Je voudrais cependant préciser 2 choses pour les lecteurs de libr-critique par rapport à ce que tu dis. La première concerne l’aspect fouillis que tu sembles déplorer. Ce que tu appelles fouillis est la poursuite de la réflexion suscitée par Mallarmé et approfondie selon moi par Roussel et Duchamp: elle concerne la question du hasard. Je crois qu’un dispositif textuel qui ne tiendrait pas compte de ce paramètre serait peu efficace.
L’autre point concerne mon attention aux jeunes générations. Si tu veux dire par là curiosité ou/et affinité, et même parfois amitié, tu as tout à fait raison. Si tu veux dire imitation je crois que tu te trompes. En fait Similijake est un approfondissement de Grio. Similijake, comme Grio, fait interagir des blocs textuels ayant des vitesses et des intensités différentes. Entre temps il y a eu ma lecture de Roussel, Duchamp et Wittgenstein sur les couleurs lesquelles sont en réalité des révélateurs/indicateurs relativement précis des contextualités dans lesquelles momentanément on se trouve. L’utilisation des photos entre elle aussi dans le prolongement de cette réflexion d’où les rapports de tension entre photo (couleur=multidimensionnel) et bd (noir=bidimensionnel). Je ne vois donc pas ce qu’a à faire ici le travail de Buraud qui doit être fort intéressant mais que je connais très mal. Je pense que si tu avais eu le temps de lire ma postface au texte de Roussel « l’allee aux lucioles » que je viens de publier aux Presses du réel tu n’aurais pas commis ces erreurs de lecture.
JS
Cher Jacques
Merci beaucoup de ces précisions. Comme tu dois le deviner, ce n’st qu’une brève note de présentation et aucunement un article approfondi.
C’est une news du dimanche en bref.
En ce sens : j’interrogerai dans mon analyse cette question du graphisme et de ce que tu appelles hasard. Cette forme que tu proposes, je l’avoue me pose plein de questions (ce qui est positif).
_ Pour la question des jeunes générations (plus si jeune pour un certain nombre) :: je suis tout à fait d’accord avec toi. Comme je l’écrivais à un ami commun dans un mail en arlant justement de Simili, alors que l’on voit certains relations quant aux objets mis en question par Simili, justement tu n’es pas dans une m^me démarche.
Il y a par exemple une forme d’ultra-dérision dans Simili (d’où que je trouve très drôle pas mal de passages) et de formes inusitées qui ne questionnent pas en fait les procédures médiatiques, qui est au centre d’un certain nombre de recherches des perspectives des poésies compositionnelles, remédiées, etc….
C’est ce qui fait que le questionnement sur ls procédures médiatiques de discours, de création de réalité, ne sont pas reliées par l’objet aux plans d’où ils sont issus. Mais que tout à l’inverse, à partir d’une forme d’assimilation et de dilatation interne de ta propre poétique, tu reprends ces logiques médiatiques, mais les recrées dans le sens de ton propre travail (et là, oui tu as raison de parler de Grio, d’Album photo etc….).
bon j’en dirai plus dans mon article, amitiés.