Parce qu’elles sont de toutes formes et de tous formats, de toutes les couleurs pour tous les goûts, parce qu’elles offrent une incroyable résistance en milieu hostile et que, plus que jamais, elles passent en revue le contemporain sous toutes ses coutures, les revues méritent que l’on termine l’année avec trois d’entre elles dont nous n’avons guère pu parler : La Revue des revues, Lgo et Fusées.
► La Revue des revues, Association Ent’revues, Paris, n° 40, avril 2008, 24 x 17 cm, 144 pages, 15,50 €, ISBN : 978-2-907702-47-8.
De cette quarantième livraison on retiendra surtout le portrait que dresse Christophe Prochasson de Léon Werth en "intellectuel vrai" – vrai, parce que, insoumis, il a contribué à revitaliser la vie intellectuelle de la première moitié du XXe siècle en collaborant à de petits périodiques, et qu’il n’a pas hésité à critiquer l’intellectualisme, à fustiger "le gouvernement des émotions" comme l’inauthenticité de l’universitaire, de l’artiste et du critique – ainsi que l’article d’Aurèle Letricot sur la revue d’avant-garde Devetsil, emblématique d’un constructivisme tchèque qui, dans les années 1920, se situe dans la mouvance du futurisme italien.
Pour tout savoir sur les revues et suivre les nouvelles venues : http://www.entrevues.org.
► Lgo / Le Grand Os, éditions Le Grand Os, Toulouse, n° 2, mars 2008, 16 x 16 cm, revue de 88 pages + CD, ISSN : 1956-8940.
Le deuxième numéro d’une revue d’arts et de poésie qui a vu le jour en été 2007 se concentre essentiellement sur la figure haute en couleurs de Jean Monod : celui qui veut recréer le monde par une protolangue nous offre une géographie post-rimbaldienne des voyelles, visuelle et sonore ; le CD, qui alterne théorie et pratique pour nous faire pénétrer dans "le cercle vocalique", nous fait entendre de singulières borbovocalises.
► Fusées, éditions Carte Blanche, Auvers-sur-Oise, n° 14, octobre 2008, 22,5 x 21,5 cm, 144 pages, 15 €, ISBN : 2-905045-50-7.
Ce numéro 14, de loin le plus dense et le plus stimulant de ces dernières années, s’ouvre sur un vivant hommage à "Pierre Lucerné l’antéfigureur" (1946-2007), que Valère Novarina qualifie d’artista povero : on y trouvera avec plaisir quelques Dits de poésie visuelle et orale et huits mépeints de polypapiers. Le dossier suivant est consacré à la revue politique post-avant-gardiste Lignes, qui a fêté ses vingt ans en 2007 : tandis que Christian Prigent salue l’"effort d’intelligence du politique" et l’"ambition de penser une politique du travail intellectuel", le fondateur, Michel Surya, livre ses objectifs en une série de "NE PAS" :
"Ne pas mollir, s’user, s’édenter, etc.
Ne pas avoir plus d’amis que d’ennemis.
Ne pas se plaire ; se congratuler ; se citer ; faire référence.
Ne pas devenir moraux" (p. 59).
Entre le texte de Cummings – traduit par Jacques Demarcq – sur son expérience moscovite de 1931 et la double intervention d’Hubert Lucot ("Rêveuse bourgeoisie" et "Paresse, prêts ? parez"), qui, en ces temps où l’on travaille plus pour gagner moins, va jusqu’à affubler l’actuel chef d’état français du sobriquet de "Nestor Sferatu", arrêtons-nous sur les partis pris par Raymond Federman ("Fini enfin la condition postmoderne") et Onuma Nemon ("La Soupe prébiotique du Net"). Le premier clame un peu vite la mort du transitoire postmoderne, récupéré par le Marché, sur un ton on ne peut plus mesuré : "Le postmoderne est mort parce qu’il n’avait pas de sens et ne servait à rien" (p. 128)… Au reste, la fin confirme que tout cela n’est pas à prendre trop au sérieux : cherchant à baptiser notre nouvelle condition, il propose "post-postmoderne", "nouvelle nouveauté", "post-nouveau", "post-futur", "avant-pop"… La seconde s’interroge à juste titre sur le statut de l’œuvre à l’ère du Net : "Comment fabriquer une bombe si chacun des composants est exhibé au fur et à mesure ?" (p. 131). Seulement, elle adopte le point de vue élitaire de l’Œuvre conçue comme relevant de l’esthétique de la surprise et de la démesure pour accuser le nouveau média de favoriser la publication précipitée de fragments inaccomplis ou, du moins, d’une œuvre inachevée, et par là même de nuire à la lente et mystérieuse maturation nécessaire à toute véritable création… Affirmation des plus péremptoires : si inouï fût-il, aucun chef-d’œuvre n’a jamais surgi ex nihilo, et rares sont les textes qui n’ont jamais subi l’influence de leurs premiers lecteurs (conjoint, amis, éditeur, etc.) ; par ailleurs, c’est singulièrement oublier que chaque support est consubstantiel à un mode de création et une temporalité spécifiques, c’est oublier la mutation esthétique contemporaine même (faut-il rappeler qu’aujourd’hui les auteurs les plus originaux ne se réclament plus de cette esthétique du chef-d’œuvre éternel, de l’œuvre close, parachevée dans l’insondable crypte du démiurge ?).