Jean-Philippe Toussaint, M.M.M.M., coffret, éditions de Minuit, octobre 2017, 704 pages, 29 €, ISBN : 978-2-70734-388-8.
Après avoir quitté provisoirement le roman pour le cinéma et son journal de bord, avec Made in China, récit apparemment anecdotique sur le tournage en Chine du film The Honey Dress ("La robe de miel"), Jean-Philippe Toussaint crée de fait ce qui devient à la fois la prolongation et aussi l’ouverture à la version réunie des quatre tomes du "Cycle sur Marie". En effet ce film reprend une scène du prologue de Nue où sa Marie créait une robe qui attirait les abeilles. Mais le livre dépasse l’objectif premier en devenant une sorte de roman et un essai sur la littérature.
Quant au cycle, il retrouve ici toute sa puissance narrative autour de la question de désir commencé avec Faire l’amour (2002). Marie y portait un manteau de cuir noir et pleurait copieusement de Paris à Tokyo. On la retrouve en 2005 dans Fuir. Malgré sa réussite sociale et les apparences, elle ne paraissait guère plus reluisante. Dans le troisième temps (La vérité sur Marie), elle traversait encore l’orage, le vent, la pluie, les éclairs, la nuit, le sexe et la mort. Tout commençait sur une ambiguïté : « Plus tard en repensant aux heures sombres de cette nuit caniculaire, je me suis rendu compte que nous avions fait l’amour au même moment, Marie et moi, mais pas ensemble ». Ce doute n’est pas forcément levé dans l’ultime retour de Marie : Nue (mais il faut se méfier du titre). Cette retrouvaille entraîne chez le lecteur une double question : est-ce une libération ou un regret ? Toussaint va-t-il enfin revenir à ses fondamentaux ou demeurer dans un fond de commerce sentimental ?
Implicitement la question restera sans réponse : manière au romancier de laisser son œuvre majeure ouverte. Lus trop vite ces quatre tomes peuvent sembler une suite de digressions sommaires sur les affres et finalités supposées de l’amour. Mais les suites de tableaux et de situations volcaniques ou larvées, silencieuses ou voluptueuses, chaudes ou platoniques sont insidieuses. Rassemblées dans un ensemble à tous les sens du terme « emboîté », les pièces de la saga multiplient et exacerbent des situations déchaînées ou placides là où la structure romanesque tient de la construction et de la déconstruction. C’est un peu du Claude Simon mais selon une maestria et une dynamique bien différentes. La narration, comme la simonienne, demeure capable d’une violence sourde. Toussaint sait monter la tension dans des scènes parfois tragiques mais parfois d’une mièvrerie assumée et ironique.
Pour Toussaint comme pour Simon, l’événement d’un livre, quel qu’en soit l’objet, est sa langue et la façon dont l’auteur la sculpte. L’auteur de M.M.M.M. crée un rapport synesthésique et charnel avec le mot pour toucher autant la sensation que l’esprit. Il traque le langage par celle qui en a été d’une certaine manière spoliée au sein de ses dérives et ses exils au milieu de divers pays et langues sans peut-être trouver la sienne et jusqu’à cheminer dans une forme de rêve inconscient : celui d’enfin pourvoir parler. Marie à sa manière devient la métaphore d’une œuvre où l’image colle au langage et où celui-ci s’en décolle.