La centième du Matricule des Anges, qui se présente sous la forme d’un numéro à double face – la face A (habituelle) consacrant un excellent dossier à Chloé Delaume -, est l’occasion de rendre hommage à ce périodique hors norme créé en 1992 (site : 1997), tout en réfléchissant à partir du dossier "Quelle critique littéraire attendez-vous ?"
Trajectoire du Matricule des Anges
Comme bon nombre de revues, Le Matricule des Anges arbore un titre énigmatique : le télescopage entre société de contrôle et univers spirituel est des plus suggestifs, pouvant, entre autres choses, renvoyer à la situation de tous les esprits créatifs dans nos démocraties ultra-libéralo-secturitaires.
Le Matricule des Anges, c’est actuellement : quelque 3900 exemplaires vendus par mois, un chiffre d’affaires de 180 000 € – dont 10 % provient de la subvention attribuée par le CNL –, deux salaires et demi (deux pleins temps à 1275 €, ceux du directeur de la publication et du rédacteur en chef, et un mi-temps à 767 €, celui du webmaster-secrétaire), plus de 400 livres reçus par mois, 400 000 visiteurs du site par an, quelques dizaines de collaborateurs (Richard Blin, Thierry Cecille, Eric Dussert, Didier Garcia, Thierry Guichard, Emmanuel Laugier, Malika Person, Xavier Person…).
Né d’une émission de radio en 1992, Le Matricule des Anges n’a d’abord existé que sous la forme d’un huit-pages fabriqué dans des conditions on ne peut guère plus artisanales. Mais très vite ses fondateurs prennent conscience qu’il est encore plus difficile de faire-savoir que de faire. Leur tentative pour résoudre les problèmes de diffusion est révélatrice du système en place : aujourd’hui, pour élargir le réseau confidentiel que constitue la centaine de librairies indépendantes disposées à recevoir des périodiques, il faut tirer à 20 000 exemplaires, et donc recourir aux répétitives et rébarbatives recettes attrape-tout… Et, seize ans plus tard, "en route pour le 101", Thierry Guichard de tirer un bilan provisoire : "l’histoire du Matricule prouve aujourd’hui qu’il est possible de pérenniser un travail d’information dans un domaine réputé étroit (la littérature), de le rendre accessible au plus grand nombre et de le faire dans une indépendance totale que l’absence de publicité, entre autres, permet. Qu’on peut mettre en Une d’un magazine des auteurs méconnus afin qu’ils le soient un peu moins […]."
Né à une époque où déjà la presse préfère parler de "livres" plutôt que de "littérature", Le Matricule des Anges s’est imposé en défendant une littérature exigeante : sans négliger les habituels parents pauvres (revues, théâtre ou poésie), les Anges rendent compte d’oeuvres qui pour la plupart échappent à la sphère commerciale, tout en donnant la parole à des éditeurs passionnés ou à des auteurs souvent inconnus du "grand public" (entretiens fouillés, rubriques "Vu à la télévision" et "Choses vues").
Reste que, bien évidemment, certaines Unes détonnent (n° 6 : "Christian Bobin" ; n° 43 : "Camille Laurens"…) ; que certains noms ne font curieusement pas partie de cette première centaine de Unes (Beurard-Valdoye, Desportes, Ernaux, Novarina, Quintane… des poètes comme Blaine, Chopin, Fourcade, Heidsieck, Hocquard, Maestri, Tarkos, Verheggen…) ; que l’on peut juger trop courts une bonne partie des articles ; que le passage en 2003 à la mensualisation ne manque pas de susciter cette interrogation : Le Matricule a-t-il plus de grain à moudre ou a-t-il élargi le quadrillage de son tamis ?