[Chronique-Revue] L'Étrangère, n° 20

[Chronique-Revue] L’Étrangère, n° 20

février 27, 2009
in Category: chroniques, UNE
1 4712 3

L’étrangère, revue de création et d’essai, édition de la lettre volée, Bruxelles, n°20, automne-hiver 2008, 141 p., ISBN : 978-2-87317-337-1, 15 €.

Très bon numéro de L’étrangère, à lire dès que possible !

Tout d’abord, il faut absolument lire l’article de Jean-Pierre Burgart : "Le ready-made original et sa doublure" [pp. 11-36]. À partir de la question du ready-made de Duchamp et de l’analyse du déplacement de la valeur d’usage esthétique vers la seule valeur d’échange économique dans un marché en voie de suprématisation, il montre comment le marché de l’art se constitue au XXème siècle. Si Duchamp ainsi marque et signe le XXème siècle en tant qu’artiste qui aurait le plus influencé la création, ce n’est pas tant par le geste esthétique de sa création que par la logique d’échange qui va s’opérer à partir de son œuvre : "l’œuvre est devenue intégralement et exclusivement marchandise" [p.28], logique d’échange non pas sur l’original (qui lui-même est déjà un élément dans une série produite industriellement) mais sur les doublures. C’est pourquoi, Jean-Pierre Burgart, très critique, peut conclure, en écho à Baudrillard : "il n’y a pas lieu de s’étonner que l’art contemporain jubile de sa propre nullité ; c’est en elle qu’il trouve sa jouissance et sa victoire (…). La nullité, fruit inestimable de l’anesthésie, met l’œuvre à l’abri de toute critique, de toute contestation, de tout échec ; elle est la meilleure garantie de la sincérité des transactions" [p.30]. Mais on lui répliquera qu’il y a quand même un intérêt esthétique, puisqu’il y a analyse et critique des œuvres. Cependant, ce serait inverser la cause et l’effet : s’il y a approche critique, et intérêt souvent pseudo-esthétique, c’est d’abord parce qu’il y a eu attestation par un marché. Les enjeux esthétiques "constituent un fonds de commerce pour les critiques, les universitaires et les conservateurs" [p. 35] ; en fait, selon une logique bourdieusienne, ces enjeux entrent dans un autre marché, celui de la reconnaissance symbolique.

Dans ce numéro aussi : un inédit de Bernard Desportes, Tout dire. Entre poésie, monologue scénique, dans Tout dire, on retrouve ce qui caractérise l’œuvre de Desportes, l’exploration de la ruine et du noir qui constitue toute présence humaine. "Gros tas de temps en ruine entassé en moi, fond de moi". Présence nue, d’un corps, qui veut parler, qui parle, mais qui parle dans la difficulté de la parole, dans la difficulté d’un dire qui étrangement se dédit, s’interdit de par la présence elle-même. Car la présence est hantée, comme elle l’est souvent chez Desportes, mais hantée non par ce qui caractérise la psychè occidentale (le cercle familial par exemple), mais hantée par la présence elle-même. Et c’est cela qui est fascinant chez Desportes, c’est que la présence hante la présence, car la présence n’est jamais indemne d’elle-même : elle est monstrueuse d’intensité, monstrueuse car elle porte sa propre mort en permanence, monstrueuse car pour parvenir à être, elle doit tout à la fois s’affranchir d’elle-même, pour mieux se retrouver. "Encore mots dans bouche" [p.96]. Tout dire, n’est pas alors une prescription ou un contrat sur l’avenir. Ce n’est pas ce qui ouvre, mais c’est ce qui signe ce qui a eu lieu, et que l’on doit poursuivre. Tout dire, c’est ce dire qui déjà depuis longtemps, dans "des carnets, des cahiers … entassés dans cave", s’est dit, qui appelle encore à dire, si cela se peut, si la parole ne s’effondre pas dans elle-même dans son noir intensif. Tout dire est la vie qui s’écrit : "Toute une vie… petits signes noirs… fil des ans…. millions de petits signes noirs… lavables" [p.105].

On lira aussi Mathieu Brosseau, et l’extrait qu’il nous donne à découvrir de son prochain livre : La Nuit d’un seul, qui paraît ce lundi 2 mars 2009 à La Rivière Échappée. Ici au-dedans de soi : découverte de l’étranger, de cet Unheimlichkeit, mais au sens propre, comme si l’intérieur de soi était paysage, était étendue, était un continent de peuples de langue qui tissaient l’intériorité. Soi : ouvrir soi comme une boîte et voir dans la boîte ce qui s’y joue. Ouvrir en tirant ? Pistolet, blessure sans suture possible. Naître et ne pouvoir en sortir de la naissance. Soi, au-delà de la fêlure, au creux intime de soi, dans le pli : se découvrir autre. Cette altérité découverte, il la matérialise par les langues qui viennent suspendre chaque paragraphe distinct. Hébreu, arabe, allemand, italien, grec, toutes ces langues tout à la fois referment une approche poétique de l’étrangèreté de soi, et ouvrent une suspension, une tension du texte. Les langues ne sont pas là comme éléments formels, mais bien comme nécessité de l’approche de cette turbulence en soi qui se donne comme tornade, vies marines, cuve de toutes les altérations.

, , , , ,
Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

View my other posts

1 comment

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *