Mathieu Brosseau, La Nuit d’un seul, éditions La Rivière Échappée, 2009, 140 pages, 17 €, ISBN : 2-908422-27-1.
"La beauté, seule tentation d’après la fin de tout" (p. 88).
Entre lyrisme et littéralisme, Mathieu Brosseau étend sa nuit d’un seul (de linceul ?), ses enfantasmes faits langue. Après L’Aquatone et Surfaces : journal perpétuel, et après avoir fondé Plexus-s.net, à trente-deux ans à peine, Mathieu Brosseau nous livre ici un recueil majeur sur l’expérience poétique.
Quatrième de couverture
"Mathieu Brosseau fait partie de ces poètes qui ne nous ouvrent pas seulement les portes de leur imaginaire, mais de leur intimité – c’est son regard qu’il expose. Et il ne le fait pas par touches discontinues et abstraites, mais au fil d’un recueil, composé à la manière d’un récit, qui nous montre ce regard en train de se constituer. Cette cohérence de la narration est ce qui frappe le plus à la lecture.
La Nuit d’un seul raconte comment, un soir, ce soir-là, un soir à tuer dans un détour de soi, l’esprit du poète se trouve en quelque sorte acculé à l’expérience poétique. Comment il plonge au sol, s’élabore et fait naître en lui l’image de l’autre, son double, elle qui se glisse entre les miroirs avec la sinuosité de l’inscrit, jusqu’à le circonvenir, le mettre en péril, le menacer de disparition. Pour revenir au monde, après avoir donné figure à ses chimères, mots d’émail et formes de chair, le poète devra les épouser, devenir cet autre. C’est la condition de toute naissance.
La Nuit d’un seul est une nuit de noces de l’esprit avec les formes qu’il invente et qui sont profondément lui. C’est un roman d’amour. Mathieu Brosseau nous plonge avec ce recueil au cœur de la création, dans son intimité. Le cuivre s’éveille clairon, écrivait Rimbaud. La Nuit d’un seul est le récit de la métamorphose" (Thomas B. Reverdy).
Chronique
"Savez-vous
ce qu’il faut de
chimères
pour faire du continu… ?" (p. 71)
Une discontinuité critique
D’emblée, le poète fait d’une pierre deux coups, mettant à distance la poésie sentimentale et naïve comme le topos romantique du soir – "soir à tuer dans un détour de soi" (17). Ce soir-là, c’est sa Nuit de mai. Mais nous sommes loin de Musset. Nul idéalisme ici : s’il y a bel et bien extase, c’est en dehors de toute conception continue du moi comme du monde. Il faut sortir de sa nuit – de son autofiction – pour se confronter au vide créateur de chimères – à son imachimère. Le cosmos, la psyché et l’écriture (materia indicibile) sont travaillés par le vide, en perpétuel chantier. Qu’il soit béance originelle ou fosse abyssale, le vide provoque chez Mathieu Brosseau à la fois vertige et fascination. Pour lui, écrire c’est, non pas combler le vide mais composer avec le vide. D’où une discontinuité textuelle qui revêt différentes formes : alinéas, pointillés, juxtaposition de blocs autonomes (parfois séparés par des slashs ou autres signes), éclatement spatial…
À contre-courant des actuelles écritures expérimentales, l’auteur de La Nuit d’un seul recourt sans ciller à la métaphore, l’hymne, la complainte lyrique, la poésie des éléments… Il ne muselle pas non plus son onirisme et ses poussées d’âme, du genre :
Seulement, même l’esprit du temps, il vise à l’intégrer dans la langue. Si bien que la pratique de l’autotélisme mallarméen ne lui est pas étrangère, comme dans cet extrait où les miroitements anagrammatiques et homophoniques assurent l’autonomie textuelle :
C’est que, dans sa Nuit d’un seul, ce "travailleur perdu de la langue" (68) opère une extraordinaire traversée poétique, du romantisme au réelisme prigentien, via le symbolisme et le surréalisme, réussissant par là même la conjonction entre formel et spirituel. Tel est le SORT de cette écriture :
"S sifflant les postures et variant les axiomes en autant de plaisirs."
"puisque toute langue est dite […] quand le joint de l’oeil et de l’oreille fait O."
R, "reliquat de la matière indicible."
"le T du trésor gardé" (113).
Un espace des métamorphoses
La Nuit d’un seul est celle du perpetuum mobile, celle d’un passage que matérialisent un mot-valise comme "transcorps", la transformation de quelques noms en verbes (translation), les signes >, les passerelles entre les syntagmes (= = = = = =)… Passage de l’intériorité à l’extériorité, de l’identité à l’altérité, de l’être au non-être, du plein au vide… Passage d’une langue à l’autre (allemand, anglais, arabe, chinois, hébreu, italien…)…
Dans cette perspective, la création poétique n’est pas affaire de chapelles, guerre de positions, mais espace des métamorphoses. À méditer.