À la Une cette semaine, dans le droit fil du dernier numéro de la revue Esprit : une réflexion sur l’avènement de l’homo numericus. En plus de quelques libr-brèves, trois livres reçus : Jean-Michel Besnier, Hubert Lucot et la somme Guillermo de Torre. Ultra-Dada entre deux avant-gardes. /FT/
Homo numericus
En ce dernier quart de siècle qui opère la jonction entre deux millénaires, trois dossiers de la revue Esprit donnent un aperçu de l’extraordinaire évolution qu’a connue notre société de communication. Entre 1985 et 2006, de virtuelle (fantasmatique ? prophétique ?) la révolution technologique est devenue réelle ; de "la passion de la micro-informatique" (numéro de février 1985), nous sommes en effet passés à l’ère numérique : les contributions réunies sous la bannière d’un libellé prospectif, "Que nous réserve le numérique ?" (mai 2006), offrent un état des lieux dans un pays qui compte un tiers d’internautes (20 millions), dont sept millions de blogueurs. Trois ans plus tard, sommes-nous en train d’assister à l’avènement de l’homo numericus ? Comment se caractérise cette créature hybride qu’est le cyborg, humain auquel les machines fournissent des prothèses ? Posthumain, donc… [Voir ci-dessous le livre de Jean-Michel Besnier]
Dans son introduction aux cent cinquante pages que synthétise sobrement le titre, "L’Internet et les Nouveaux Outils numériques", Marc-Olivier Padis s’interroge ainsi : "Notre rapport au réel est-il à ce point troublé par les évolutions techniques que nous ne sachions plus tracer une limite définie entre nos projections imaginaires et les contraintes de la réalité ?" (p. 68). Quels sont les nouveaux usages ? Comment le corps traverse-t-il cette mutation paradigmatique ? Quels problèmes et perspectives peut-on raisonnablement circonscrire ? Tels sont les enjeux posés par cette passionnante livraison qui fait écho à diverses études et réflexions.
On insistera ici sur les nouvelles problématiques proposées. Tout d’abord, pour obéir aux mêmes lois que le Marché mondialisé : fluidité, mobilité, flexibilité, sérialité, interactivité, etc., l’univers numérique n’en constitue pas moins un facteur d’émancipation individuelle : désormais, l’autonomie prévaut dans la recherche, la production et la circulation d’informations ; quant au livre numérique, il permet une lecture non linéaire et interactive… À la révolution du livre s’ajoute la révolution du libre : selon J.B. Soufron, la logique du libre est applicable à la majorité des modèles économiques en place.
Ce qui est frappant, c’est que la plupart des auteurs choisissent des angles d’approche inattendus : ainsi l’accent n’est-il pas tant mis sur la déréalisation (triomphe du virtuel !) que sur la dévalorisation du réel par contraste avec un espace qui offre une infinité de possibles ; sur la toute-puissance de l’image que sur l’inexistence de la réalité non spectacularisée ; sur la fascination ou le ludisme que sur l’"incorporation toxique de la technologie" ; sur la désincorporation que sur le corps fantasmé et mis en scène, le corps transformé par les capacités prothétiques (Freud) des outils numériques…
Des idéaux visés au moyen de cette révolution technologique à l’IDO (Internet Des Objets), il y a un monde, que franchit Bernard Benhamou : dans le "continuum numérique" où nous allons bientôt évoluer, les nouveaux "mouchards" seront les puces électroniques… Avec tous les problèmes que ce progrès risque d’engendrer pour les libertés individuelles…
Aussi les auteurs ne masquent-ils pas leurs inquiétudes, ou pour le moins insistent-ils sur les questions qui restent en suspens : fantasme de la désintermédiation, régulation des réseaux, vérification des sources, fin de la "guerre des standards" afin d’ouvrir l’espace d’un livre numérique qui oscille encore entre simple numérisation d’un volume et objet pluridimentionnel (texte/son/image)… Il faudra encore, nous rappelle Françoise Benhamou, harmoniser les droits d’auteur, peut-être adopter une TVA bivalente (5,5 % pour les publications papier et 19,6 % pour les numériques). Philippe Chantepie, lui, souligne l’inversion de la rareté : ce n’est plus la matière qui est difficile à trouver, mais l’attention.
Dans un article mis en ligne sur l’espace Facebook de G. Hassomeris, Philippe Testard-Vailland met en relief une indéniable régression : la facilitation des rapports humains n’a pas pour corollaire une amélioration de leurs relations effectives.
Livres reçus
[+] Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le Futur a-t-il encore besoin de nous ?, Hachette Littératures, 2009, 216 pages, 18 €, ISBN : 978-2-01237-373-0.
"Clones, robots, cyborgs, organes artificiels… : la science-fiction d’hier devient notre réalité et l’on se demande déjà comment préserver une définition de l’humain. Chez ceux que les machines fascinent, Jean-Michel Besnier perçoit une forme de lassitude – voire de honte – d’être seulement hommes. Aux autres qui, au nom d’idéaux humanistes, refusent les progrès techniques, il reproche en revanche leur inconséquence: n’ont-ils pas cru que la liberté humaine consistait à s’arracher à la nature – ce que la technique permet d’obtenir effectivement ?
Les métaphysiciens de toujours souhaitent que l’Esprit triomphe de la Nature. Les visionnaires d’aujourd’hui, proclamant l’avènement du posthumain, annoncent la réalisation concrète de cette ambition. Grâce à son ingéniosité, l’homme n’aura bientôt plus le souci de naître: il s’autoproduira. Il ne connaîtra plus la maladie : des nanorobots le répareront en permanence. Il ne mourra plus, sauf à effacer volontairement le contenu téléchargé de sa conscience.
Mais comment vivrons-nous dans ce monde-là? Quelle éthique nous mettra en harmonie avec une humanité élargie, capable d’inclure autant les animaux que les robotsou, les cyborgs? Quels droits, par exemple, devrons-nous accorder à ces robots chargés, là où les hommes sont défaillants, de rendre nos fins de vie plus humaines? Les utopies posthumaines nous obligent à affronter ces questions, à évaluer nos dispositions, à engager le dialogue avec cet autre, hier animal ou barbare, aujourd’hui machine ou cyborg. N’est-ce pas là justement, aujourd’hui comme hier, que se joue la grandeur de l’humain ?"
[+] Hubert Lucot, Allègement, P.O.L, 2009, 176 pages, 17 €, ISBN : 978-84682-305-0.
"Ce volume est la poursuite pour l’année 2006-2007 d’une entreprise mémorielle et autobiographique (une autobiographie de soi-même et de chacun, comme aussi de tous) qui est au cœur de l’œuvre de Hubert Lucot. Commencée dans le registre nostalgique, cette année assène deux coups durs au narrateur. L’un était imprévisible : son épouse et héroïne A.M. subit un terrible accident. L’autre était prévu et même calculé : les Français élisent un président qui appliquera un ultralibéralisme meurtrier. Dans les deux cas, et comme depuis que Hubert Lucot écrit, le narrateur peint les faits plus qu’il ne les analyse. Comme si des « coulées de peinture » l’amenaient à saisir un substrat, un composé précieux, fugace et unique, qu’on décrira comme « l’être et le temps »".
[+] Guillermo de Torre. Ultra-Dada entre deux avant-gardes, édition de Eddie Breuil, Les Presses du réel, 2009, 256 pages, 10 €, ISBN : 978-2-84066-290-7.
Dans la lignée du futurisme et du créationnisme poétique, s’est développé à Madrid un mouvement qui se présente comme une sorte de synchrétisme avant-gardiste : l’ultraïsme regroupe les poètes Guillermo de Torre et Pedro Garfias ; les peintres Daniel Vásquez Díaz, Celso Lagar (fondateur du planisme), Rafael P. Barradas (théoricien du vibrationnisme uruguayen) ainsi que les formistes polonais Ladislas Jahl et Marjan Paszkiewicz ; le sculpteur Eva Aggerholm. Sont regroupés dans ce volume indispensable , en plus de ses manifestes ultraïstes (1918-1921), la correspondance de Guillermo de Torre et son Mouvement Dada (1925).
Libr-brèves
[+]TIC et création artistique, Jeudi 23 avril à 19H, Café Flesselles à Nantes. Invités : le compositeur Georges Bloch, le philosophe Franck Cormerais, le plasticien Pierre Perron et Fabrice Thumerel (Libr-critique).
[+] Cours de Jacques Bouveresse au Collège de France : on ne manquera pas la suite de "Dans le labyrinthe : nécessité, contingence et liberté chez Leibniz".