[Car il est plus important à mon sens de partager une recherche que de prétendre au livre, car l’on me demande trop souvent quand est-ce que Meccano sans mode d’emploi sera publié, car je suis dans d’autres pistes d’écriture au niveau de l’essai, notamment un livre sur Charles Pennequin et un autre sur Julien Blaine, j’ai décidé de publier en épisode, Meccano sans mode d’emploi, essai datant de 2005, devant paraître chez Al dante à l’origine, avant sa faillite et ensuite l’abandon du projet de la part de Laurent Cauwet après 6 mois de travail commun. La version qui est donnée ici à lire est une reprise de la version initiale, elle sera plus mordante, car avec le temps le caractère s’affirme, les compromis s’effacent. Le dire : la lâcheté est le signe de la jeunesse et de la volonté de reconnaissance. Cet essai, s’intéresse surtout à la période 95-2005, soit les dix ans, où sont apparues aussi bien des aventures éditoriales comme Al dante, que des auteurs comme Pennequin, Tarkos, Fiat et tant d’autres.]
Avertissement
Alain Helissen, La narration vous change la vie.
Loin de prétendre à l’objectivité théorique sur la poésie, ou encore à l’énonciation d’une vérité qui dominerait et pourrait hiérarchiser le champ poétique, posons tout au contraire, que la lecture poétique se joue dans le jeu d’une subjectivation, dans le sujet (se) lisant, rencontrant et se nouant, se pliant ou se dépliant par les jeux d’écriture qu’il a traversés. Dans les lectures, dans les parcours que nous accomplissons, il y a une grande part de hasard et de choix, de rencontres contingentes, y compris dans les choix volontaires de lectures, de sorte que ce que nous manifestons comme nos références, nos rencontres, toute cette communauté de textes et d’auteurs à l’œuvre dans notre pensée, ne tient que dans l’instant même où nous déterminons notre discours. « Le je est donc l’hétérogène communauté des je qu’il est à un moment donné »[1]Jacques Sivan, Machine Manifeste, p.7. .
Rencontrer l’hétérogène de cette communauté à l’œuvre dans la pensée suite au hasard des lectures qui s’agencent, qui se produisent selon parfois des incohérences aventureuses, exige non pas de vouloir fixer une structuration rigide, mais de témoigner de la différence qui se joue dans chaque œuvre, et en quel sens cette différence, en tant qu’elle est l’imprésentable par excellence, amène d’abord et avant tout la pensée à se plier à son abîme, à créer dans et par son mouvement propre des lignes de consistance qui selon la propriété propre du penser, viendraient témoigner de cette différence.
De fait, à l’inverse d’entreprise comme celle de Blanckman et ses Fictions singulières, où sont saisies les œuvres selon le cadastre rigide de catégories littéraires qui établissent une sorte vérité structurelle a priori de la fiction, loin de tous les manuels établissant les catégories d’appartenance de chaque auteur ; penser l’hétérogène du poétique, demande de suivre pour chaque texte les lignes de fait [2]Il s’agit de situer alors dans une prise en vue qui serait proche de celle proposée par Bergson lorsqu’il énonce en quel sens il est possible de penser la vie. Il rejette l’emprise du concept et de la captation scientifique en leur opposant la constitution de « lignes de fait ». Il établit sa critique des saisies conceptuelles au sens où elles s’établiraient sur une tripe illusion tel qu’il l’explique dans sa conférence La conscience et la vie : l’illusion d’un savoir total, l’illusion d’une connaissance définitive et enfin cela viendrait flatter l’ego du théoricien. Dès lors à contrario, la prise en vue des lignes de fait s’établirait nécessairement sur l’endurance d’une certaine frustration, ou d’un réel manque par rapport à ce qui est dit à travers cette approche : aucun savoir total, aucun savoir définitif, et par là même une impossibilité pour l’ego de s’enorgueillir de la position de théoricien. qu’il accomplit, ses atermoiements, ses hésitations, ses bégaiements, voire parfois ses porte-à-faux. C’est aussi simultanément tenir (à) sa matière linguistique, à la spécificité des champs traversés, des propositions qui sont faites par cette entremise.
Ce qui implique de se tenir à l’écart de toute fondation épistémologique rigide, qui selon la volonté de catégoriser, et de là de l’ab-causa scientifique, en vient à réduire les expériences poétiques selon des étiquettes, qui ne permettent plus d’en voir les porosités intertextuelles ou bien généalogiques, mais qui les fige, au point de créer des dichotomies qui trahissent d’emblée les lignes de fait de leur constitution[3]Christophe Hanna, dans Poésie action directe et dans ses derniers textes théoriques, a un peu cette tendance. Dans la première partie de cet essai, l’auteur établit une typologie de la poésie selon une épistémologie tirée de la théorie des ensembles mathématiques. C’est ainsi qu’il hiérarchise deux types d’ensemble poétique, d’un côté les poètes P et de l’autre côté les poètes P’ qui correspondrait aux nouvelles générations. Toutefois, s’il est évident qu’il peut énoncer des remarques pertinentes, reste que de telles frontières si elles ne sont pas elles-mêmes interrogées à partir de la question de la porosité, de l’échange, de la reprise, etc, elles ne sont plus que fiction de la représentation théorique, résultat d’un geste d’imposition de vérité, et non pas pensée de la singularité du texte, pensée de la singularité qui est elle-même en jeu selon l’hétérogène qui la constitue. C’est dans une même perspective, qu’Alain Frontier peut expliquer à propos des catégories poétiques et des classifications chronologiques, que « de tels découpages peuvent avoir leur utilité (…) mais ils ne doivent pas être pris pour des réalités » (La poésie). De même face aux catégories issues de la critique, Adorno pointe qu’elles peuvent devenir des fétiches de la pensée : « le fétichisme gravite vers la mythologie. Le plus souvent, les critiques de la culture s’enivrent d’idoles » (Prismes, p.13). .
La ligne de fait, tout au contraire, déroge à toute fermeture, dès lors que cette ligne n’est ni close en son passé, ni anticipable selon des causalités strictes par rapport à son devenir. Elle n’est pas même définitivement tenable selon l’horizontalité d’un présent, selon l’ensemble des strates, des pôles, des références qui y sont admis, qui en sont l’hétérogène source de sa présence concrète. La ligne de fait se tient dans le processus de la trace, du tracé, ne cessant de se distendre et de se dissoudre en un passé qui ne se présentera plus et se jette dans un devenir qui est l’aventure immanente d’une création, tout cela en jeu dans le télescopage immanent de son actualisation. La ligne de fait s’ouvre consécutivement toujours comme une ligne de fuite. La ligne de fait oscille donc, pour celui qui l’approche, entre d’un côté le témoignage singulier, constitué de l’intercroisement permanent d’une diversité de lignes singulières de création, et de l’autre de la ligne de fuite qui s’ouvre à partir de ce qui se présente avec l’auteur.
Cette approche — au contraire de seulement s’interroger sur le sens de l’œuvre, sur ce qu’il envelopperait en tant que vérité — s’interroge sur le sens et la matière à l’œuvre, les créations poétiques n’étant pas seulement des objets inertes, mais des éléments qui s’actualisant, développent simultanément une réflexion, plus ou moins consciente sur leur nécessité, sur leur matérialité, sur leur possibilité formelle, sur leurs horizons de constitutions selon des ramifications poétiques. Il s’agit donc de considérer ici, les textes d’auteurs, non comme des pièces à conviction, établies en leur vérité, mais comme les précaires témoignages de possibilités poétiques, qui prennent corps dans la dimension générale de la poésie ou de la littérature.
Le témoignage n’est pas une preuve, la trace n’est pas un élément symbolique malléable et instrumentalisable selon les critères de l’objectivité. Mais, il n’est pas non plus une fiction, le délire imaginaire, un phantasma, en quelque sorte le rien d’une image projetée. Tel que le rappelle Jean-Marie Gleize « le témoignage, c’est l’écriture elle-même, ce qui est enregistré, signé, bon à tirer, publié », il se déclare « plus ou moins objectifs »[4]Jean-Marie Gleize, A noir, p.155. , il oscille entre parole singulière, enflée de subjectivité, et formulation prédicative qui attend l’acquiescement d’autrui. Le témoignage, et là Derrida nous y a sensibilisé, entre fiction et objectivité, est cette dé-position permanente, ce qui, signé par un auteur, sera sans cesse contre-signé par les post-scriptums de nouveaux textes, de nouvelles déclarations, de tournants ou nœuds, ou abîmes, ou bien … ou bien …
Les témoignages — tout en voulant se donner à d’autres, pour d’autres, témoins aussi des autres, en leur nom, au défi ou déni parfois aussi — apparaissent tous selon leur propre modalité d’être, selon la singularité de chacun des témoins. Et, l’activité poétique — pour les poètes sur lesquels nous allons réfléchir — posant non seulement la question de l’existence de leur langue, mais aussi la consistance du monde et de l’état dans lequel ils baignent, leurs témoignages, sont des traces marginalisées, dont la langue est réticente à se laisser subsumer sous les règles communicationnelles établies au niveau de la société [5] Jean-Marie Gleize, parlant du témoignage dans A noir, exprime parfaitement la difficulté à (se) saisir du témoignage que représente la poésie, au sens où « il n’y a aucune mesure entre le travail de poésie, la façon dont il envisage, dévisage, et transforme la langue, et l’usage quotidiennement que nous en faisons. (…) Par ailleurs : il n’y a aucune mesure entre l’écriture et la lecture de la poésie, et les modes de communication dominants (production et réception de messages socialement acceptables). Par ailleurs encore : il n’y a aucune mesure entre l’image de la « Poésie » (telle que l’école la constitue et la transmet, telle qu’elle se perpétue dans les consciences et les esprits même cultivés) et les pratiques réelles de l’écriture poétique aujourd’hui (après Rimbaud, après Mallarmé, après le surréalisme…). » (p.157)..
L’ensemble de cet essai se présente alors comme la saisie précaire, fragile, éventrée de partout, de dimensions textuelles diverses qui appartiennent toutes à la poésie contemporaine française, même si seront croisées des expériences aussi bien passées (notamment les avant-gardes historiques) qu’étrangères. Il est lui-même témoignage, témoignage de témoignages, une sorte d’ouïe dire, d’enquête en voie de constitution à travers un tissu qui n’en finit pas lui-même de se tisser et de s’effilocher. Certes, on n’y verra pas tous les poètes qui existent et publient, ni non plus toutes les problématiques qui peuvent se poser pour la poésie. Toutefois, ce témoignage, s’il enveloppe sans nul doute cette singularité de rencontres contingentes, il tentera aussi d’éclaircir selon des incises objectives ce que pourrait être la consistance d’une poésie dite contemporaine, en quel sens se jouent tout à la fois, des recoupements, des télescopages, des croisements, ou des lignes de partage, des oppositions, des ruptures entre les diverses expériences poétiques. Il s’agira ici, d’être à l’écoute des textes, de les saisir en inventant peut-être de nouvelles démarches d’approche, au sens où, ce ne sera pas la théorie qui commandera l’écoute, mais ce sera le texte lu, qui ouvrira des possibles de lectures, de nouveles voies d’exploration et d’expérience théorique. Kant l’a parfaitement défini, si le jugement esthétique se différencie du jugement déterminant propre aux énoncés de vérité ou de moralité, c’est parce que les concepts qui apparaissent dans le jugement esthétique naissent et dépendent de la force de ce qui est donné "d’un bloc" par la poésie.
Ce témoignage est issu d’une expérience de lectures : lectures des textes, mais aussi écoute attentive lors des lectures publiques. Si ces auteurs apparaissent ensembles, c’est — il faut bien le constater — qu’ils sont souvent liés, aussi bien dans les revues, qu’au niveau éditorial ou encore dans les lectures publiques.
Loin de tout mode d’emploi, de toute utilité, ce témoignage ne prétend qu’à éclairer avec précaution, selon des angularités distinctes, des pratiques poétiques, des figures en évolution, des lignes encore ouvertes. Il ne manifeste qu’une seule nécessité, un effort de lecture et de compréhension des textes. Et aucunement ce que pourrait être une vérité sur la poésie et sur ses nécessités. Quoi que …