Tandis que ce soir prend fin le Festival EXPOÉSIE et que se profile à l’horizon le cru 2009 du Festival d’Avignon, vient de paraître la 52e livraison de la revue Mouvement. Pour terminer, pleins feux sur les éditions Le Grand Os. /FT/
MOUVEMENT, n° 52
De ce 52e numéro, on retiendra surtout ce qui a trait au Festival d’Avignon : les interventions sur/autour de Pippo Delbono et Raharimanana ; en complément, sur le site, l’article de Bruno Tackels, "Avignon, déferlante post-dramatique", qui insiste sur le changement de cap de la célèbre manifestation internationale, voyant dans l’invité d’honneur Jan Fabre le héraut du théâtre post-dramatique (concept mis au point par Lehman en début de siècle pour rendre compte de cette tendance postmoderne à renier la fable au profit des éléments non dramatiques qui échappent aux frontières génériques et disciplinaires).
Après avoir lu ci-après la présentation du numéro, on lira notre sélection "Avignon 2009".
MERDE A L’INDISCIPLINE !
En appelant notre revue « l’indisciplinaire des arts vivants », nous voulions essentiellement manifester une curiosité en éveil, ouverte à tous les champs de la création contemporaine. Que les œuvres qui, ces dernières années, ont prioritairement retenu notre attention, aient été « hybrides », c’est tout simplement qu’elles nous semblaient plus particulièrement répondre à une époque complexe, dont la lecture ne saurait être linéaire. Nous y revenons abondamment dans ce numéro, à travers un ensemble de contributions (signées Jean-Marc Adolphe, Bruno Tackels, Gérard Mayen, Gwénola David, Mari-Mai Corbel ou Frédéric Deval) qui, au moment où l’on célèbre le soixantième anniversaire de la naissance de la politique culturelle en France, mettent en question la pertinence des catégories institutionnelles en usage – de même que les pratiques de la plupart des artistes qui interviennent dans ce numéro.
Ce « Merde à l’indiscipline ! » n’est donc en rien un renoncement à ce qui nous a animés jusqu’à présent. Mais de cette « indiscipline » esthétique, nous ne voulons faire une chapelle : ce n’est pas nécessairement parce qu’une œuvre mélange vidéo, danse, texte, musique, nouvelles technologies, etc., qu’elle est géniale ou tout simplement productrice de sens. L’incantation de l’« avant-garde » n’est plus depuis longtemps une garantie définitive contre l’académisme. Et ce mot d’indisciplinaire peut rapidement devenir, si l’on n’y prend garde, l’un de ces mots-valises désignant de simples « tendances » (comme on dit dans le langage du marketing), ou des postures au service d’enjeux de pouvoir…
AVIGNON 2009
Du programme 2009, on retiendra surtout ces quelques rendez-vous à ne pas manquer.
► LES CAUCHEMARS DU GECKO, théâtre-musique (création 2009) de Jean-Luc Raharimanana. Mise en scène Thierry Bedard. Du 20 au 25 juillet à 18H au Gymnase du Lycée Aubanel.
Comment voit-on le monde lorsqu’on habite dans un pays pauvre, très pauvre, à l’image de Madagascar, et qu’on regarde de là-bas l’Occident riche bien qu’en crise ? Thierry Bedard a demandé à Raharimanana de répondre à cette question. L’auteur malgache l’a fait en réunissant une galerie de « figures » qui raconteront, par touches fragmentaires, ce qui reste du domaine de l’innommable, ce qui a été si profondément enfoui qu’un continent entier est aujourd’hui encore « malade de sa mémoire ». L’Occident, souvent pétri de lieux communs, notablement sûr de ses fondamentaux, est remis en question lorsque qu’apparaît le désordre du monde, le désordre de la pensée dominante, le désordre de la misère qui sont au centre de l’écriture de Raharimanana. Une écriture qui manie l’ironie comme une arme salvatrice, qui aime les images fortes et les phrases cinglantes. Impossible d’échapper à ces voix qui, contre l’immobilisme protecteur des privilèges des puissants, dérangent le conformisme destructeur et inopérant. Au chaos s’oppose la révolte de la parole active, aux figures du pouvoir s’opposent celles de tous ces « gens de peu » qui peuplent les immenses territoires plus ou moins exploités, plus ou moins bafoués, plus ou moins méprisés. Figures du réel ou de la fiction, humains ou animaux, héros de romans ou victimes innocentes, tous ont leur place pour dire l’état du monde. Les dieux, les dictateurs, les corrupteurs, les déclassés, les abandonnés et même le petit gecko de Madagascar, reptile souple et rusé, qui passe partout et ne ferme jamais les yeux. Tous participent à ce cauchemar « désespéré mais pas désespérant », orchestré conjointement par un metteur en scène et un auteur engagés, servi par une bande d’interprètes atypique, venue du théâtre, de la stand-up comedy ou de la musique, de France et bien sûr d’Afrique. /JFP/
► LA MENZOGNA (LE MENSONGE), première en France de Pippo Delbono. Mise en scène Pippo Delbono. Du 18 au 27 juillet à 22H, Cour du Lycée St Joseph.
En pénétrant dans l’usine ThyssenKrupp de Turin, calcinée après un incendie qui fit sept morts parmi les ouvriers, Pippo Delbono ne savait pas qu’il serait dans l’obligation de faire entendre le silence assourdissant qui l’enveloppait. Il ne savait pas qu’il convoquerait ses acteurs pour faire résonner ce qui n’est pas raisonnable, ce qui n’est pas audible. Il ne savait pas qu’il associerait aux images du réel celles de la fiction, en particulier celles du peintre Francis Bacon. Il ne savait pas qu’il s’interrogerait sur ses propres mensonges, sur ses propres omissions et se mettrait en scène dans un spectacle qui traverse toutes les formes de théâtralité. Comme toujours chez Pippo Delbono, les corps sont au centre : corps à la présence massive occupant tout l’espace ou silhouettes en clair-obscur, traversant les zones d’ombre d’un plateau où la mort rôde et s’agite ; corps qui disent l’intranquillité, le déséquilibre, la violence des rapports, dans et hors l’usine. Simulacres, travestissements, jeux de masques et accompagnements musicaux mêlant Wagner à Stravinski sont mis au service d’une fable moderne qui joue des brisures et des cassures, interdisant toute connivence paisible entre acteurs et spectateurs. C’est un théâtre lié à la vie qui s’exprime ici, un théâtre à la fois civique et fantasmatique. Un théâtre où Pippo Delbono lui-même se met à nu au milieu de ses fidèles et étonnants comédiens, dont la présence rayonnante rappelle par instants celle des interprètes de Pina Bausch ou de Tadeusz Kantor. Un théâtre du risque et de l’inconfort qui sait aussi faire la part belle à la tendresse et à l’émotion, à la douceur d’un corps exposé. Créant le trouble, offrant des images inoubliables, il se développe comme un long cri aux intensités multiples, un cri d’amour et de rage. /JFP/ [© J.-L. Fernandez]
► ORGIE DE LA TOLÉRANCE. Théâtre-danse-musique (création 2009). Mise en scène Jan Fabre ; chorégraphie Jan Fabre. Du 9 au 15 juillet à 22H, Cour du Lycée St Joseph.
Puisque nous avons trop de tout, trop de confort, d’images, de sons, de bouffe, de sexe, comme trop de misère, d’émotions ou de bons sentiments, Jan Fabre a voulu se situer exactement là où ça déborde, recueillant les excès pour en faire des formes elles-mêmes excessives. Et puisque tout se recycle de plus en plus vite, y compris le plaisir, les idées, la révolution ou encore la subversion, sa nouvelle création s’installe au cœur de ce qui bouge, de ce qui communique, pour faire circuler les signes encore plus rapidement, avec une énergie destructrice phénoménale, jusqu’à la farce, jusqu’au non-sens. L’orgie du titre, c’est l’extase, l’orgasme de la consommation : se faire plaisir, parfois littéralement, en tenant sa place dans la licence, l’outrance et la dépense, de préférence avec beaucoup de zéros. La tolérance ? C’est se demander si quelque chose, aujourd’hui, peut encore choquer : sommes-nous prêts à tout accepter ? Notre société est à la fois extrêmement précautionneuse dans certains domaines, mais finalement immensément tolérante pour la plupart des autres. Ce qui permet à Jan Fabre, et à ses neuf performeurs, de déployer sur scène un rire violent qui contamine tout et ne respecte rien. Orgie de la tolérance propose en effet une série de rituels mettant à mal notre siècle fraîchement éclos. Les corps y sont régulièrement pris de réflexes animaux, mais des animaux acheteurs, mis en compétition devant les produits dont ils ont besoin, comme soumis à une dépendance incontrôlable. Et quand, au contraire, ils s’alanguissent et se reposent, c’est pour mieux sombrer dans la cérémonie des sofas, ces indices confortables du bien-être intime, où nous nous déposons délicatement afin de regarder la télévision – et faire entrer la violence, la barbarie –, où nous discutons sans fin entre amis d’un ton las et sentencieux, souvent pour tromper l’ennui, parfois pour dire des horreurs en toute bonne conscience. Il y a de l’Ubu dans ce spectacle qui oscille entre la farce et les Monty Python, entre le cabaret brechtien et le happening dévastateur. Comme si un complot absurde, mais néanmoins rigoureux, pouvait permettre d’appuyer toujours plus fort sur l’accélérateur et précipiter joyeusement le monde dans le mur. /ADB/ [© J.-P. Stoop]
► Du 8 au 19 juillet 2009, à 17H40 au Grenier à sel (2, rue du rempart St Lazare 84 000 AVIGNON) : "Jour de Tour", extrait de Grand-mère Quéquette de Christian Prigent (POL 2003), par la Compagnie "Banquet d’avril" (Nantes). Direction artistique : Monique Hervouët.
► Le Théâtre des idées. Fondé sur des interventions dialoguées d’intellectuels, le Théâtre des idées – issu des discussions menées avec l’artiste associé – contribue à éclairer certaines questions soulevées par la programmation et à construire un espace critique en résonance avec les thématiques abordées par les propositions artistiques du Festival.
Quels retours du récit ? Lundi 20 juillet 2009 à 15H au Gymnase du Lycée St Joseph.
Face au hold-up sur l’imaginaire effectué par les machines à fabriquer des histoires mises en place par l’industrie culturelle ou les officines de communication politique, comment l’art de la représentation peut-il résister à ce nouvel ordre narratif, à l’heure où les frontières entre le réel et la fiction s’estompent ? Comment le théâtre peut-il raconter des histoires et inventer des contre-narrations libératrices face à cette nouvelle « arme de distraction massive » ?
Avec Wajdi Mouawad, metteur en scène et comédien ; Christian Salmon, écrivain ; Vincenzo Susca, sociologue de l’imaginaire.
Spécial Grand os
► Événement
Mardi 30 juin – 20 heures, la librairie Oh les beaux jours (Toulouse) reçoit le grand os et la revue LGO à l’occasion de sa troisième livraison. Aurelio Diaz Ronda et Sébastien Lespinasse liront des textes de Antoine Brea, Marc Perrin et Ana Tot ainsi que leurs propres textes. Leur invité sera Olivier Lamarque qui lira, en occitan dans le texte, du Olivier Lamarque. Entrée libre dans la limite des places disponibles : 20, rue Sainte Ursule 31000 Toulouse ; Tél. / fax : 05 61 29 89 27 ; ohlesbeauxjours@wanadoo.fr
Editions Le Grand Os : 7, rue Charles Baudelaire 31200 Toulouse ; ed.legrandos@yahoo.fr ; Tél : 05 61 63 64 04 ; portable : 06 77 89 68 89.
Nouveautés : volumes 2 et 3 de la collection "Lgo"
Les volumes 2 et 3, parus en mars et juin, se caractérisent tout d’abord par leur format (14,5 x 10 cm) – idéal pour vous accompagner durant vos vacances dans la moindre petite poche… En marge de la revue du même nom, les livres de cette collection en suivent donc les contraintes (format et nombre de pages).
Le point commun entre ces deux livraisons : une langue dépouillée et des formes qui nous reconduisent aux poésies de l’enfance (ritournelles avec épanodes, anaphores et épiphores, palillogies…) – Ana Tot allant jusqu’à offrir un clin d’œil aux nostalgiques des cahiers à spirale.
Les 77 micro-poèmes d’Ana Tot rappellent essentiellement l’école de Rochefort, et notamment Guillevic ; mais également Prévert : poésie de la diction, de l’addition et de la répétition qui abonde en homophonies, effets de ruptures et fantaisies les plus diverses. Clin d’œil explicite à Prévert :
"un inventaire des moments-de
un moment d’inventaire
un moment d’invention
un inventaire des inventions" (p. 60).
Même référence intertextuelle pour ce texte palillogique dont le titre est un mot-valise, "zoopinion" :
" quoi-quoi
qu’est-ce qu’on est de plus-plus
que n’importe qui-qui
on n’est pas plus vrai-vrai
on n’est pas plus beau-beau
que dans un grand zo
o " (37).
Dans la même veine, cette comptine qui, d’anadiplose en anadiplose, nous entraîne dans une spirale métaphysique :
"l’homme est mangé par le remord
le remord par l’oubli
l’oubli par la faim
la faim par la vie
la vie par la mort
la mort par l’ennui
l’ennui par le sport
le sport par" (31-32).
Au reste, Ana Tot se révèle maîtresse dans l’art de métaphysiquer la pomme, et même "trois fois rien"…
Dans ses chroniques en vers ressortissant à une poésie du quotidien urbain, Antoine Bréa manifeste un même attrait pour la métaphysique, mais avec une présence massive de la mort, qui n’interdit nullement un certain sens de la dérision :
"Simon
déchiré en
esprit
simon électrifié
par la mort
comme les poètes
magiciens
simon faisait des tours pour
braver la mort pour
faire peur à la mort
comme les acteurs burlesques
comme buster
keaton
qui se tue
dans chaque film
soi-disant
pour de rire" (28).
Les poussées lyriques y alternent avec des anecdotes et dialogues "à fleur d’os", une poésie en si ("gueules") et des ritournelles que la fantaisie fait basculer dans le coq-à-l’âne ("trou clair", "dans la lune").
► Ana Tot, Mottes mottes mottes, Le Grand Os, collection "Lgo", 2009, 88 pages, 10 €, ISBN : 978-2-912528-08-7
Antoine Brea, Simon le mage & autres poèmes, ibid., 60 pages, 9 €, ISBN : 978-2-912528-09-4.
Lgo / Le Grand Os, n° 3, février 2009, 88 pages + CD de poésie, 15 €, ISSN : 1956-8940.
On découvrira tout d’abord avec intérêt "La Science vraie des rêves" proposée par Antoine Brea, dont la présentation fait écho au titre même de la revue et maison d’édition : "Brea, c’est ce qui reste quand on a longtemps râpé. Méthodiquement, rageusement, depuis tout petit râpé la psychologie, les intentions, la pénible dentelle des identités. Brea, c’est ce qui reste quand on a rejoint enfin le réel au carré […]. Et assurément, il y a de la graisse et du mou à rogner autour de l’os humain qui sent, bien des vieilles lunes à éteindre" (Alban Lefranc, p. 11).
On terminera, à propos de Marc Perrin, par une parodie du mode conventionnel de présentation de soi : "Né en. Vit à" (71).
Entre deux, les généalogie et jeux de (la) langue propres à André Gache, suivis de deux textes du "géomètre de la parole" qu’est Patrick Dubost – celui pour qui "tout monde est un poème écrit à sa taille" (69). Ce sont ces deux-là qu’on retrouve dans le CD : les souffles et occlusions du premier – qui nous rappellent Prigent – et le bégaiement du second.