Martin Rueff, Différence et Identité. Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Hermann, coll. "Le Bel Aujourd’hui", juillet 2009, 460 pages, 32 €, ISBN : 978-2-7056-6730-6..
Jean-Claude PINSON
Si Michel Deguy, parmi les poètes de sa génération, n’est ni le plus immédiatement lyrique ni le plus avant-gardiste, il est cependant, nous dit Martin Rueff, le « plus décisif ». Or, pour qu’une œuvre puisse être envisagée à hauteur de ses enjeux et de son ambition propres (de sa décisive incidence), il ne lui suffit pas de persister dans son être. Il faut encore qu’elle soit vraiment comprise et lue. C’est seulement alors qu’elle peut opérer dans l’époque, une époque où plus rien de va de soi quant à la poésie. Et la chose est d’autant moins aisée que l’œuvre, assurément difficile, déconcerte l’idée moyenne de la poésie que façonnent les habituels outils de sa réception. Dans cette perspective, en proposant l’approche la plus fouillée et synoptique que l’on connaisse à ce jour de l’œuvre considérable de Deguy, le premier grand mérite de l’essai de Martin Rueff est de fournir les cadres conceptuels d’une réception à la hauteur d’une poésie et d’une pensée poétique d’une rare exigence.
Souvent l’érudition, plus qu’un étai, se révèle être un écran dans l’appréhension d’une œuvre. Bien qu’il fourmille de références et de notes de bas de page, le gros essai de Martin Rueff ne tombe pas dans ce travers. Son érudition n’éblouit pas, mais éclaire, convoquant les travaux des poéticiens comme ceux des philosophes, des anthropologues ou des linguistes, pour mieux mettre à jour et reconstruire de l’intérieur la « poétique profonde » de l’œuvre de Deguy. Et il n’en fallait pas moins sans doute pour saisir les enjeux d’une œuvre qui se sera frottée, tout au long de plus d’un demi-siècle, à la plupart des grandes questions portées par les penseurs et créateurs de notre époque (de Heidegger à Derrida ou Negri en passant par Zanzotto ou Claude Lanzmann). Ce faisant, la somme de Martin Rueff, au-delà de l’œuvre propre de Michel Deguy, se présente comme un grand traité de poétique, susceptible de nourrir la réflexion de tous ceux qui continuent aujourd’hui à penser que l’affaire de la poésie, dans le moment même de son retrait, demeure paradoxalement une chose des plus sérieuse. Car si la naïveté (une naïveté seconde) peut être aujourd’hui recherchée par le poème, nul ne peut plus ignorer, « après le constat de Schiller et la leçon de Baudelaire », que la naïveté théorique n’est plus, ne peut plus, elle, être de mise.
En écho à Heidegger («Identité et différence », dans Questions I) et à Deleuze (Différence et répétition), le livre de Martin Rueff sonne, par son titre, comme un traité philosophique. S’il ne s’y réduit évidemment pas, ce n’est pas cependant usurpé. Non seulement parce que Deguy est un « poète métaphysique », mais parce que, déplaçant les frontières ordinairement reconnues entre poésie et philosophie, l’auteur du Tombeau de Du Bellay fait à sa façon œuvre de philosophe créateur (à propos notamment de questions aussi essentielles que celles de la différence ou du schématisme). De ce point de vue Martin Rueff n’a pas tort de parler d’un « tournant littéraire » de la phénoménologie, tournant dont le poète serait l’un des acteurs majeurs. Et l’on prend mieux la mesure, à lire cet essai majeur, de l’importance de Deguy aussi comme philosophe – philosophe singulier, car philosophe depuis la poésie.
Le titre de l’essai l’indique, c’est rien de moins que dans le grand débat post-hégélien relatif aux limites de la raison dans son rapport au réel que s’inscrit la pensée de Deguy. Débat essentiel, tant pour la philosophie que pour la littérature, où l’héritage critique de Heidegger comme celui de Bataille ont connu maints développements majeurs, aussi bien chez des philosophes comme Derrida que chez des poètes penseurs comme Bonnefoy ou Prigent. Pour le dire très vite, l’apport propre de Deguy est de proposer une théorie de la connaissance poétique comme « empirisme perçant » doublée d’une critique de notre époque comme apothéose de l’arraisonnement du monde par la technique (le Gestell heideggérien) sous la forme du « culturel ». À la réduction tautologique du réel, au clonage généralisé de toute chose qui résulte du triomphe planétaire de l’image-simulacre, au Goliath d’un « culturel » proprement « géocidaire », le David de la poésie et de la pensée poétique oppose, selon Deguy, une démarche qui est celle, homologique, de la comparaison. Hospitalière, jetant de mille façons des ponts entre les choses, cette pensée du « comme », au lieu de ramener les choses à l’identique, se fait gardienne de leurs différences. Ainsi comprise, la poésie est ce qui peut « sauver les phénomènes », par son attention à leur surgissement, par le pouvoir d’une « pensée approximative » (fondamentalement métaphorique), approchante et rapprochante, où la comparaison suppose la comparution.
C’est donc bien dans le sillage de la phénoménologie que Deguy inscrit sa pensée. Mais il le fait, montre Martin Rueff, en mettant l’accent sur la dimension langagière de cette comparution. Il infléchit ainsi la phénoménologie dans le sens d’une figurologie, entendue en un sens plus ontologique d’ailleurs que rhétorique. À quoi s’ajoute une composante critique en un sens kantien, Deguy s’interrogeant sur les conditions de possibilité d’une parole poétique apte à se saisir de la vérité du phénomène. Ce pourquoi on trouve dans son œuvre toute une théorie du schématisme (de l’imagination transcendantale) comme source première de toute pensée et de toute diction, l’originalité de l’auteur étant de proposer un schématisme articulatoire, i. e. fondé sur les formes du discours, sur la temporalisation propre à la finitude humaine – ce qui revient à faire de la « raison poétique » le lieu même des analogies de l’expérience et du transcendantal. Il s’ensuit que la poésie est tout sauf ornementale. Au contraire, la théorie du « comme » permet d’asseoir l’idée d’une « vérité poétique » qui n’est pas simplement oraculaire. Deguy, pour ce faire, remanie la théorie heideggerienne (celle de l’alétheia, de la vérité comme « dévoilement ») en réhabilitant la vérité de jugement (et son caractère prédicatif). D’où la prévalence chez lui, à rebours du privilège accordé par Heidegger à la nomination, d’une poétique de la phrase, de l’énoncé articulé.
L’ouvrage s’attache aussi à creuser la question cruciale de l’expérience poétique : comment, dans le contexte de ce que Benjamin a nommé la « chute de l’expérience », le poète peut-il encore témoigner de son être au monde, de son attachement aux phénomènes, s’il n’a plus affaire qu’à du simulacre ? La réponse de Michel Deguy consiste à inventer un lyrisme critique où le oui de l’affirmation, de l’attachement à ce qui survient à la faveur de la circonstance, ne va pas sans détachement. Dans le droit fil de Du Bellay et de Mallarmé, la poésie est pensée comme « décevante ». Si elle célèbre, si elle travaille à la « révélation », c’est sur fond de « profanation ». Et cette tension, montre Martin Rueff, renvoie en dernière instance à un « Je » de l’aperception lyrique foncièrement temporalisé. En des pages d’une grande densité, l’auteur établit un lien entre la temporalité intime dévoilée selon Hegel par la musique et le « battement ontologique » propre à l’aperception lyrique (propre à une « pulsation d’apparition-disparition » essentielle chez Deguy). Tout le problème est alors de penser l’articulation de ce niveau temporel-existentiel avec le niveau proprement historique où s’inscrit la thèse benjaminienne de la « chute de l’expérience ». Martin Rueff ne s’y attarde pas explicitement ; il préfère mettre l’accent sur l’opération lyrique consistant, chez Deguy, à « ineffacer » le « devenu incroyable », à témoigner en mode profanatoire de cette « merveille » qui naguère constituait l’aliment même du lyrisme. Et c’est cette opération négative-affirmative d’« ineffacement » qui explique pourquoi le lyrisme moderne ne peut être qu’ironique et articulatoire : « chez Deguy, ce qui appartient au lyrisme, c’est la phrase ». Le propre d’un ouvrage important consacré à une œuvre « décisive » est de nous conduire au seuil de questions elles-mêmes décisives. Pour ma part, j’en retiendrai volontiers deux. La première a trait au thème majeur du « culturel » ; s’il est certes un phénomène aujourd’hui plus que jamais « total », peut-il être réduit à ce versant apocalyptique que Deguy pointe par exemple dans sa critique du tourisme ? Le risque n’est-il pas, en demeurant trop tributaire d’une opposition frontale du Grand Art et de la culture populaire, opposition héritée de Heidegger autant que d’Adorno, d’appréhender de façon trop univoque cette réalité du « culturel » ? Dans son débat avec Negri, Deguy formule, à propos de l’idée de « multitude », une critique acérée des errements (notamment totalitaires) où risque de conduire l’« ontologie de l’un » dont serait solidaire cette notion chez Negri. C’est cependant passer trop vite par pertes et profits, me semble-t-il, tout l’apport d’un concept qui, dissocié de celui de « masse », permet de faire droit à l’idée de singularités créatrices confluant vers le commun en même temps que maintenant leurs différences. Ainsi comprise, la « multitude » n’est pas séparable d’une puissance, d’une agency poétique, qui fait de ce que j’appelle le « poétariat » autre chose que le sujet passif d’une fatalité d’époque. De ce point de vue, le livre trop méconnu de Negri sur Leopardi (Lent genêt) est un livre décisif pour comprendre les ressorts d’une possible résistance biopoétique au biopouvoir dont l’hégémonie du « culturel » est synonyme.
Une seconde question porterait sur les divers horizons philosophiques possibles pour la poésie aujourd’hui. La démarche de Michel Deguy, Martin Rueff le montre bien, demeure solidaire d’un horizon de pensée qui est fondamentalement celui de la phénoménologie. Il en résulte une inflexion de sa « poétique profonde » dans le sens d’abord d’une gnoséologie, d’une réflexion sur ce que peut la poésie dans l’ordre du connaître. De ce point de vue, quant à la question fondamentale de l’habitation poétique, Deguy est l’héritier de Hölderlin, de sa poétique spéculative (je songe ici aux essais récemment rassemblés et traduits par Jean-François Courtine sous le titre de Fragments de poétique). La dimension pratique, « poéthique » et politique, n’est évidemment pas absente de l’œuvre de Michel Deguy (de l’expédition de l’Améréïde aux réflexions sur la question de la communauté). On ne peut pas ne pas se demander, cependant, ce qu’il peut en être aujourd’hui, « à l’apogée du capitalisme culturel », de la poésie, quelque « décevante » qu’elle soit, si on l’envisage à la lumière d’une philosophie pragmatique plutôt que spéculative : que peut encore la poésie, comme schématisme pratique, dans l’ordre des formes de vie ? Peut-on avec elle reconstruire ? Sans doute alors faudrait-il aller vers d’autres horizons philosophiques, plus soucieux des usages, qu’il s’agisse du second Wittgenstein, de Foucault ou Deleuze, ou encore du Barthes de la fin, celui qui s’inquiétait, en même temps que du quoi (et pour quoi) écrire, du comment vivre.
Article impeccable, on a envie de lire Martin Rueff et de nouveau Deguy.
Il y a quelques semaines, un autre article de Jean Claude Pinson à propos de Pierre Michon, du côté de Lermontov, de Michelet, d’Homère et de Coltrane.
c’est sur ce lien
http://www.revue-placepublique.fr/Sommaires/Articles/onzemichon.html
Merci, Alain, pour ce lien.
Et, oui, cet article de Jean-Claude est impressionnant !
on peut comprendre la confiture est confisquée par les agrégés. On n’a pas fini de ne plus: rigoler (que reste-t-il aux cochons?)
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