[Chronique] Henri Abril, Intime étymon, par Christophe Stolowicki

[Chronique] Henri Abril, Intime étymon, par Christophe Stolowicki

janvier 5, 2019
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[Chronique] Henri Abril, Intime étymon, par Christophe Stolowicki

Henri Abril, Intime étymon, Aonides, novembre 2018, 138 pages, 9 €. [Lire la chronique de Christophe Stolowicki sur Henri Abril, Byzance, le sexe et l’utopie]

Intime étymon, ce radical libre favorisant l’immunité, tout en perles de la plus belle eau qu’un poète ait portées pour les faire rosir, est un recueil de brèves notées sur quinze ans (« Ibérie / Moscovie, 1986 – 1995 ; 2012 – 2016 ») par l’exilé viscéral en résidence alternée aux deux pôles de son ascendance de sépharade et d’ashkénaze – en démenti cinglant à maints praticiens contemporains de l’aphori(s)me dont l’oulipisme d’isthme en isthme a pétri la lippe de suffisance, dont de virtuose l’audace perdue il reste l’osier. Formules hors devise, de langue plein la bouche, de celles qui s’abouchent et s’aboutent comme un grand cru de réglisse sur échasses de la pure douleur, une tragédie suspendue dans les ajours de leur codage ; à profusion de sens qui se profilent et se dédoublent et s’engendrent à échos, s’allient et se délient et se délitent à force d’alluvions allusifs en diable et en débâcle ; « en une sorte de danse rituelle ou virtuelle, à la façon de la nostalgie radieuse suivant l’orgasme » ; à coups de botte en touche le substantiel affleurant sous le fortuit ; rompu l’auteur non en place de Grève mais par un bourreau chinois aux mille tours & détours faits au tour, au compas de ses langues, dix en une – s’append et s’étrécit, au festin de Thyeste de la paronomase, la dentale, l’imprononçable, la liquide, l’allitérée, le mitoyen cours d’une vie du traducteur connu de poètes russes, Henri Abril.

Dix en une, dix au moins, dont le catalan, l’espagnol, l’ukrainien, le polonais, le lithuanien, tapis en embuscade aux abords du français et du russe, ses idiomes d’écriture, et dont les échos matelassent, décrassent, délassent en virelangue son propos ; de langue plus réversible et chargée de sens d’être imprégnée, et dont nous ne connaîtrons jamais que la partie émergée d’iceberg ; un précipité de dix en une, plus franche que franque, qu’un sosie associe, en sursis de soucis, d’ipsissime asepsie ; dans les jointures, cannelures de ses jeux de phonèmes qui se musse, se niche, nidifie ; vins de soif dont il s’est fait la bouche pour composer, de merlot et de cabernet franc, un nectar de garage ou de jardin de curé qu’à l’aveugle on déguste comme un grand cru clairvoyant.

« Il y a dans toute théorie une idée habitée par ses propres scories ». « Lave tes laves avec tes larmes. » « Trouve pour perdre. Perds pour que tout s’entrouvre », ou Jette ton pain à la face des eaux. « Fières intentions des dépravés, tout l’enfer en est dépavé. » « Tel saint s’épure ou suppure jusque dans sa sépulture. » « Propos sur la poésie : crachats du crapaud dans l’ambroisie » (le cuistre Heidegger dissertant Pourquoi des poètes). « De cercueil en fauteuil, de fauteuil en cercueil l’Académie […] l’emphase des logophages – rois de la paraphrase » (y eut-il jamais un seul grand écrivain à l’Académie française, de ceux dont les noms perforent les siècles ?) « Inoxydable innocence des noces du son et du sens. » « Certains poètes ont la peau de l’âme si transparente qu’ils vous traversent de veine à veine et vous réinventent. » « Les faits ont une autre allure avec un peu de fêlure. » « Épuiser l’adversaire sous l’épaisseur du regard. » « Malheureux qui revêt ce qu’un autre a rêvé » (je ne serai pas aussi intransigeant). « Ambassades à la juste croisée du sabre et de l’embrassade », ou la juste dose d’huile dans son vinaigre de Wilde revu par Sade. « Aux anges l’ex-corps réclamait une escorte », les rimes en paronymie reconduisant l’imprononçable. Du liquide au rauque (« n’ayant vécu qu’à mi-être, déjà tu t’émiettes ») les paronomases à fronts renversés. « Ne te moque pas du perroquet : qui ne serait interloqué par l’écho de son propre hoquet ? », ou la brève en abyme d’abyme maîtrisant son bégaiement existentiel.

Quand le sens ne tient qu’à un fil que trame enchaîne, sur les brisées d’Abril on s’essouffle on s’irise, de méprise en cerise sur le gâteau en miettes – sa poétique éloge parfait de l’imperfection le dispute à celle de Lautréamont. Tiré par les cheveux à quatre chevaux d’un écheveau fil à fil emmêlé, déroulé, on ne peut le comprendre qu’en l’imitant – en hémolyse d’homorimes au défaut de la cuirasse du sens, pour seule religion le nominalisme, le seul isthme qui s’étrécissant nous laisse toujours ivre de poésie comme d’un vin de messe, missa est. De son oulipo la contrainte a fait long feu de brandes, à tant de feux croisés l’exposant qu’on ne sait plus ce qui l’emporte, de la contrainte ou de l’association libre – dans son précis de dégagement les pirouettes celles d’un styli(s)te sur sa colonne. Poètes par ouï-dire disent à l’ouïe non le oui, non le non ni le mezzo voce, ni le jeu, de l’ego, du pair et de l’impair, mais un ludique fonctionnel – quand l’ouvroir d’Henri Abril, si instruit soit-il des mille jeux, est de littérature effective, rigoureuse, tragique, rarement gratuit, sinon de prodigalité encensant ses amours : Mandelstam, Essénine, Danil Harms, Tomas Venclova (lituanien), Guennadi Gor, Tsvétaïéva, Akhmatova, Khodassévitch, traduits en français fibre à fibre.

En couverture un Baigneur nu de Malévitch, marcheur au pas gymnastique déboîté et palmé ou crawleur nu sans visage, ses membres réduits à leurs seules lignes de force compacte, de 1911, préfigure l’abstraction suprématiste, comme la série de L’homme qui court de 1933 (cf. photo ci-dessus) en post-figure l’extinction sous le révolver braqué de Staline. De même violence d’abolition de la perspective et du visage humain.

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