[Chronique] Typhaine Garnier, Massacres, par Bruno Fern

[Chronique] Typhaine Garnier, Massacres, par Bruno Fern

juillet 5, 2019
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[Chronique] Typhaine Garnier, Massacres, par Bruno Fern

Typhaine Garnier, Massacres, postface de Christian Prigent, éditions Lurlure, Caen, en librairie à partir de ce 5 juillet 2019, 112 pages, 15 €, ISBN : 979-10-95997-21-4.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour son premier livre en solo (1) Typhaine Garnier n’y est pas allée de main morte, comme le titre l’indique, même si elle manie plutôt le scalpel que la tronçonneuse en opérant à la syllabe près. En effet, ayant sélectionné trente poèmes qui appartiennent pour la majorité au patrimoine littéraire (ici présentés en regard de leur version « massacrée »), elle tire de chacun d’eux un autre texte en conservant la métrique et, dans la mesure du possible, les sonorités. Bien entendu, cette procédure exige autant de rigueur que d’inventivité car le modèle résiste à la moulinette où il finit malgré tout par passer. Cela dit, loin de ne constituer qu’un simple exercice de virtuosité, cet ouvrage offre de multiples intérêts.

Tout d’abord, d’une « intro d’envergure » à une « coda à s’pendre » (tirée de l’Ode à Cassandre de Ronsard), la massacreuse en chef s’attaque vigoureusement aux poncifs des gendelettres pour lesquels certains auteurs semblent n’avoir écrit que pour fournir en matière première les épreuves du bac de français. À ce désossage radical contribue notamment la partie du livre parodiant les notes et consignes scolaires – on appréciera d’y lire, entre autres perles lagardémichardesques : « la Poésie, qui est le chant de l’âme », « commentez cette belle image », « Loin des servitudes urbaines funestes à la rêverie, les âmes blessées par la vie trouveront dans la Nature un refuge apaisant pour le cœur et favorable à la poésie » ou « Ce poème, d’une poésie délicate et pleine de rêve, contient un hymne à la Femme qui compte parmi les plus justes et les plus émouvants », de tels propos n’étant guère éloignés, hélas, de ceux tenus dans le cadre du poétiquement correct ayant toujours pignon sur rue ici ou là . (2) Par ailleurs, l’opération que nécessite chacun des nouveaux textes implique des éléments heureusement étrangers à ces clichés, ce dont témoigne le lexique employé, du savant à l’argot avec, en sus, archaïsmes, franglais branché, sigles, néologismes, etc. – bref, tous les mots de la tribu et non pas le résultat d’une prétendue purification. De plus, les contraintes rythmiques et sonores obligent souvent l’auteur à adopter une syntaxe pour le moins atypique ainsi qu’à recourir fréquemment à l’élision et à des coupes acrobatiques : « écor- / Ces, dents… » ; « moi je / Dépliais » ; « Où s’ / met » ; « de su- / Ite ». Un travail aussi minutieux permet de conserver en arrière-plan la soufflerie du poème originel et correspond à une véritable pratique du vers et non au découpage de grammaire fonctionnelle à quoi se réduit pour beaucoup le vers dit libre. Ce déboulonnage en règle des classiques ne s’arrête pas là puisque les thèmes abordés en six parties (« L’amour de l’art », « Les délices de la vie », « La fraîcheur rustique » , « L’ardeur de la passion », « Le transitoire », « Les revers du sort ») le sont effectivement mais sous un angle qui a tendance à virer au grotesque : « J’essuie la très nerveuse meuf au con salé, / La pince (le Captain a l’amour en phobie), / Sa sale étole est moche, et son tutu zélé / Me sort par les naseaux , d’où la belle embolie ! » (3) Quant aux nombreuses références diversement explicites, elles illustrent elles aussi le parti pris d’une hétérogénéité tous azimuts : elles vont d’Homère à Astérix en passant par Villon, Bataille, Sade, Jarry, Cervantès et Prigent – liste non exhaustive. Il ne s’agit donc pas de faire table rase de l’histoire littéraire mais de dénoncer le risque toujours actuel de sa momification, la plupart des textes du corpus massacré faisant indéniablement partie de ceux que Typhaine Garnier admire car pour elle, comme l’affirme Christian Prigent dans sa postface, il y a « derrière ses impiétés : sacre et massacre, indissolublement ».

Enfin, il faut souligner le fait que les poèmes issus de cette entreprise – qui n’est pas que de démolition – ne veulent pas rien dire. Ainsi on y trouve de fréquentes allusions à l’écriture en cours : « Rature, benne le chant des mots, fais ta loi ! », « La viande idiote, décale sons, qu’on s’marre ! », « – Ici, mon bic s’effondr’, jeux de mots broient l’esprit ! / Ovipare lexique, c’est nul : j’élimine. », « Vers défrisants ponds, toqué de bons mots », des allusions similaires étant également présentes dans certains textes de départ comme celui de Jacques Peletier du Mans (« Qui d’un Poëte entend suivre la trace / En traduisant, et proprement rimer »), celui, vrai guide méthodologique, de Tristan Corbière, 1 Sonnet, avec la manière de s’en servir, ou bien encore le titre de celui de Théophile Gautier, Adieux à la poésie. En outre, chaque poème garniérien, malgré les torsions drastiques imposées par la contrainte, parvient à atteindre une cohérence interne : scènes érotiques, évocations du monde littéraire, problèmes de poids, recettes de cuisine, soucis de santé, conseils de jardinage, démarches immobilières, péripéties informatiques, etc., se succèdent et finalement la profusion hétéroclite dont est faite une vie passe à travers ce tamis sophistiqué. Le ton sarcastique qui domine le livre n’exclut pas cette dimension existentielle où affleure parfois une certaine gravité, même si Typhaine Garnier excelle dans l’art de la pirouette : « J’émanais là, le groin dans les moches corvées ; / Mon palotin autiste aviné tudait mal ; / J’ai les sous, le fiel m’use et j’éteins tout vénal / Sot blabla ! Dans ma cour, cent Didon j’ai crevées ! » (4)

(1) Elle a publié en 2015, aux côtés de Christian Prigent et Bibi, un ouvrage constitué de « craductions » du latin, Pages rosses.

(2) Un exemple récent avec le Prix Goncourt de la poésie remis à Yvon Le Men que nous devrions remercier, selon Tahar Ben Jelloun, « d’avoir traduit pour nous le bruit de l’eau et la poésie du vent quand il traverse les branches de l’arbre de vie ».

(3) En écho au début d’ »El Desdichado », de Gérard de Nerval.

(4) Vers tirés du premier quatrain de « Ma Bohème », de Rimbaud – de ce dernier signalons au passage, chez le même éditeur, la parution récente de Vers nouveaux, dans une présentation d’Ivar Ch’Vavar qui vaut d’être lue.

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rédaction

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