[Chronique] Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, par Ahmed Slama

[Chronique] Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, par Ahmed Slama

octobre 23, 2019
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[Chronique] Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, par Ahmed Slama

Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, éditions de Minuit, septembre 2019, 192 pages, 17 €, ISBN : 978-2-7073-4559-2.

L’écriture de Jean-Philippe Toussaint, on la connaît sobre et sans effets de manche ; dans La Clé USB, on y perçoit un véritable effet Manchette, Jean-Patrick Manchette. Jouer et se jouer des codes du polar, pousser plus loin la mécanique du polar pour mieux la subvertir ; véritable tradition du côté des éditions de Minuit et qui se perpétue donc avec La Clé USB. Puisqu’il s’agit d’un polar, il me faudrait gloser au sujet de l’intrigue, vous en faire à vous lecteurs le récit, sans en divulguer la clé (USB ?).

Le réel numérique

Ce qui m’a frappé pourtant, ce ne sont pas tant les rebondissements et les énigmes – rondement ficelés –, mais cette singulière métaphore filée qui traverse l’ensemble du roman et qui mêle le pan numérique ou digital de nos existences à celui que je nommerais physique ou palpable. Entremêlement qui survient dès la première page par ce truisme :

« N’est-on pas censé tout connaître de notre propre vie ? Ne doit-on pas être tout le temps joignable, par téléphone, par mail, par Messenger ? N’est-on pas tenu maintenant d’être localisable en permanence ? »

Truisme qui ne cessera d’être affiné, développé, dans l’écriture de Toussaint et par la langue du narrateur, Jean Detrez, employé à la commission européenne qui, approché par quelque éminence grise représentant un lobby obscur, va se trouver « en quelque sorte (…) hameçonné ».

Arrêtons-nous sur ce « hameçonné » qui, nous le savons, au figuré désigne « une apparence trompeuse [un] artifice destiné à attirer et à séduire quelqu’un ». Aujourd’hui, le verbe dans l’usage (et selon les générations, certes) désigne cette technique utilisée dans le domaine informatique ayant pour but d’obtenir des renseignements personnels en vue de perpétrer une usurpation d’identité. Le contexte dans lequel a été utilisé ce terme recouvre, à quelques nuances près, l’acception informatique de « hameçonner ».

Nous voici donc en présence d’une métaphore des plus stimulantes, manière de reporter le sens d’un terme spécifique à l’informatique et de l’appliquer, dans son sens le plus strict, à la langue usuelle. Confondant en acte et par la langue ce que l’on nommait, il y a encore peu, monde réel et monde virtuel.

Loin d’être une occurrence isolée, cette métaphore se prolonge, et permet de réfléchir au sujet d’une langue spécifique, de ces mots qui progressivement investissent la langue courante.

«… je réfléchissais au sens du mot « backdoor », qui voulait dire littéralement « porte de derrière », mais qu’on traduisait parfois en français (quand on n’utilisait pas tout simplement, en français, le mot backdoor) par « porte dérobée ». J’aimais beaucoup cette métaphore d’une porte dérobée, qui évoquait une scène galante (…) Mais, alors que l’expression « porte dérobée » pouvait avoir des connotations poétiques et gracieuses, la réalité qu’elle recouvrait aujourd’hui, en sécurité informatique, était beaucoup plus vénéneuse, qui définissait la backdoor comme un moyen d’accès non autorisé. »

Mot, backdoor, qui donnera à l’une des scènes les plus fascinantes du roman lors de laquelle backdoor, le mot agira dans le réel. Reflet, véritable réflexion du champ numérique sur le champ palpable. La simple formulation du mot permettant de déclencher un élément majeur de l’histoire.

Le numérique politique

Cette métaphore filée qui donc traverse les pages va jusqu’à englober l’ensemble de l’histoire. Ainsi, et c’est là peut-être une interprétation audacieuse, il s’agirait d’une réflexion politique qui se dessinerait dans et par la réflexion d’une langue spécifique informatique sur la langue usuelle. Et pour creuser cela, il nous faut dire quelques mots au sujet du narrateur, spécialisé dans la prospective stratégique, et qui définit son travail de la manière qui suit :

« Nous ne cherchons pas à prédire l’avenir, simplement à le préparer, ce qui nous amène à considérer le futur non pas comme un territoire à explorer, mais comme un territoire à construire. »

Avenir qui dans l’habitus du narrateur est inextricablement lié à la question numérique et ses usages. La clé de cet avenir étant une réappropriation de ce numérique dans et par nos usages face aux pouvoirs en place, qu’il s’agisse de ceux de la Chine, des États-Unis ou encore de l’Europe dont le modèle supposé humaniste se délite.

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rédaction

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