Bernard Noël, Une machine à voir, Fata Morgana, avril 2019, 120 pages, 19€, ISBN : 978-2-37792-042-6. [Découvrir le récent site de l’auteur]
C’est par une (excellente) note de lecture de Gérard Cartier dans la revue en ligne En attendant Nadeau que j’ai entendu parler de cette nouvelle publication de l’écrivain Bernard Noël. Les revues de critique en ligne servent (aussi) à cela : informer les lecteurs potentiels de la publication récente de tel ou tel livre. En cela, ce sont des outils démocratiques (surtout en ces temps d’occupation de la « grande » presse par des intérêts « douteux »). Grâce au « miracle » de la technique d’Internet (qui aurait pu être aussi une machine à penser, c’est-à-dire à rapprocher), nos lecteurs pourront lire cette chronique en plus (ou en parallèle) de la mienne. Nous voilà (presque) au cœur du sujet de ce livre à deux faces (puisqu’il y est question de deux « machines à voir » et de miroirs à deux faces) et deux personnages. De plus, et pour ces mêmes raisons d’ubiquité hypertextuelle, je pourrai même me dispenser de condenser l’histoire que raconte ce récit en forme de parabole, puisque Gérard Cartier l’a déjà largement fait. En essayant de ne rien répéter, j’essaierai tout simplement d’y ajouter mon grain de sel critique, et d’ouvrir quelques nouvelles perspectives. Car ce récit n’en manque pas ; c’est un véritable ouvroir de réflexions potentielles sur les liens entre l’écrit et l’image à travers les âges. « Au commencement était le Verbe », introduisait le premier monothéisme judaïque ; quand le cinéaste Jean-Luc Godard, lui, disait que « les hommes de lettres méprisent toujours un peu les images et les sons ». Bernard Noël tranche : « L’écrit, par exemple, doit énumérer l’une après l’autre les images que forme la machine, tandis que le regard peut les lier l’une à l’autre instantanément. » L’œil, pour lui, est « l’organe mental » par excellence. Et pourtant, il écrit… Écrivant, il invite à réconcilier ces deux outils de la pensée au moyen de l’imagination de deux (comme le nombre de protagoniste : Il et Toujours) machines à voir : une première devant tout au praxinoscope d’Émile Reynaud (« La salle où ils pénètrent est petite et parfaitement ronde, du moins à première vue. Il s’aperçoit ensuite que la surface du mur est faite de pans coupés, mais qui forment entre eux des angles si ouverts que l’impression de circularité persiste. […] L’ensemble de la surface donne l’impression d’une blancheur trouble ou dépolie » (comme le dépoli d’un miroir d’ancien appareil photographique ?)) ; la seconde s’avérant être un mystère qui clôt la parabole toute kafkaïenne…
Par un tour d’écrou retors de sa pensée, Bernard Noël fait de l’Inventeur de sa « machine à voir » un Juif, soit un homme anciennement soumis à l’interdiction des images (considérées comme des idoles dangereuses) ; et c’est même dans une maison close qu’il lui fait entrevoir l’éclair de pensée qui le mettra sur le chemin de son invention : « Sur chaque proue, un miroir tournait, un miroir à double face, qui prenait la lumière de la rue et la projetait sur la fille assise au bord du lit. […] Un éclat de lumière, un éclat d’ombre, mon visage puis un autre, un autre… J’ai senti que tout se précipitait, et moi avec, vers une solution, et j’ai attendu ce qui allait venir… » Dans le nom même de l’Inventeur, Toujours, figure l’idée centrale de l’ontologie du 7e art selon André Bazin : la conservation dans le temps du mouvement à l’aide de minuscules bandelettes de film, dans une grande analogie avec les momies égyptiennes. Mais ce ne serait là encore que des idoles-traces-des-corps-glorieux ; or notre Inventeur veut plus : il veut, après un vénérable prédécesseur vénitien du début du 16esiècle (Delminon), réinventer un Théâtre de Mémoire totale qui deviendrait le 8e art — une sorte de Google avant la lettre, mais beaucoup plus axé sur une prédominance des images (alors que dans le réseau-des-réseaux, le texte est partout, comme l’on sait ; et avant tout dans le codage binaire) : « Je trouvais insupportables que [les livres] me fassent voir ce que jamais je ne verrais réellement. J’aurais voulu retourner mes yeux dans ma tête pour qu’ils fixent là ce que je ne pouvais faire passer à l’extérieur. » Et si Bernard Noel avait fait là le même rêve qu’Aby Warburg avec son Atlas de Mnémosyne ? Le grand penseur allemand avait voulu rassembler sur quelques centaines de planches une « histoire de l’art sans texte » qui procédait par juxtapositions de documents empruntés à tous les champs du savoir en « montages-collisions » ; notre inventeur, lui, imagine sa Machine Visionnaire ainsi : « Un grand damier aux cases noires et blanches, les blanches portant chacune une lettre – de A à Z tout l’alphabet. […] Les cases que vous voyez là ne sont pas des fichiers mais des écrans. Une question posée à l’aide du clavier les illumine, et… vous verrez. » Pour savoir (sa-voir), il faut « ça »-voir : des espèces de « grands idéogrammes » (le rêve de Godard ?) qui « peuvent être parcourus d’un coup d’œil, ce qui multiplie leur effet mental ». Il s’agit de « transformer la mémoire en spectacle en rendant visuelle l’opération mentale ». C’est alors que, parfois, surgit une image animée pas très loin de la seule image-mouvement de La Jetée de Chris Marker : « Il aperçoit d’abord la photographie en très gros plan de deux yeux, puis image après image, il voit se dessiner le visage qui s’agrandit autour de ces yeux-là, et qui, légèrement souriant, est celui d’une jeune personne etc. » : une figure de pathos (Pathosformel dans la terminologie warburgienne) !
Toutefois, à la presque fin du récit, l’Inventeur admet avoir buté devant cette aporie : aurait-il « confondu la capacité d’assembler les divers éléments de la machine et celle de les penser » ? « Penser suppose un saut… un saut vers… » : le saut de tigre dialectique de l’image à l’arrêt selon la pensée benjaminienne. Seul l’utilisateur capable d’articuler le pluriel de toutes ces collisions d’images, d’en multiplier les rapports, en pourra tirer une véritable pensée ; sinon il restera englué dans une sorte de super-dictionnaire des images…
« Et pourtant, il faut voir… »