[+ présentation du livre de Hervé Castanet]
Joël-Peter Witkin nous pose face à une incongruence. L’enfant abeille de 1981, nous y confronte. Incongruence de la symétrie, incongruence du sujet dont il est question là : enfant-adulte, au sexe visible, masqué, tronc dépourvu de bras, aux seuls membres constitués de cercles concentriques, asymétriques. Et si les photographies de Joël-Peter Witkin travaillaient en cette fêlure de la symétrie, dans l’écart entre ces deux circularités? Et si les oeuvres de Witkin avant d’être interrogées au niveau de la visée de leur auteur étaient à penser d’abord et avant tout à partir de l’effet qu’elles accomplissent sur notre regard? Non plus à partir de leur fondement mais selon l’incongruence entre celui qui voit et ce qui est vu, l’incongruence peut-être en définitive posée dans la photographie, provoquant dès lors une forme de pensée incongrue, voire scandaleuse dans celui qui regarde ?
Hervé Castanet écrivant sur Witkin, commence d’emblée par poser les conditions épistémologiques et psychanalitiques du rapport que l’on peut avoir à son oeuvre. Non pas psychanalyse appliquée à l’oeuvre, devant tirer les fondements inconscients de l’auteur à travers l’oeuvre, mais davantage psychanalyse impliquée, qui « oblige à une rigoureuse politique des conséquences — soit que les artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’oeuvre » (p.8). De quoi s’agit-il donc ? Au lieu de focaliser sur l’artiste, il s’agit de saisir en quoi elles font effet, dès lors de saisir dans le regard même de celui qui regarde ce qui s’y passe, et en ce sens pour un psychanalyste non pas d’appliquer le speculum sur la photographie, mais de l’impliquer dans l’effet que la photographie accomplit pour celui qui la regarde. Non plus extériorité, mais conjugaison et relation. Hervé Castanet développe cette approche à partir de celle que Freud eut, lorsqu’il décrit sa relation au Moïse de Michel-Ange : « je voulais les appréhender à ma manière, c’est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet » (p.11).
Il s’agit donc de saisir un effet et non pas une cause inconsciente. Donc de se détourner de ce qui est revendiqué en tant que démarche propre, explicitée par le photographe, ou de ce qui est projeté en tant qu’étant sa démarche. Ange ou démon, en ce sens peu importe, car il ne s’agit pas de saisir cela. Mais tout au contraire, comme le précise par la suite Hervé Castanet, de comprendre la photographie en tant qu’écriture, qui si elle a sa littéralité, cependant dans ses marges visibles, implique une densité littorale pour reprendre ici le vocable de Lacan : n’est pas seulement pensé l’automaton de l’oeuvre, sa présence articulée, mais est pris en vue ce qui la borde mais qui reste invisible, ce qui la borde : ratures, cassures, silences. En bref en un sens lacanien, le réel sur lequel se brise le langage, le réel qui ne saurait être repris (dialectique) dans la positivité de la représentation. « Est litttoral ce qui dessine les traces silencieuses de cette cassure… au bord du trou » (p.15).
C’est pourquoi, voulant inscrire dans son essai cette littoralité qui en lisière d’oeuvre sous-tend la littéralité des photographies de Witkin, Hervé Castanet travaille à des approches très précises de deux oeuvres surtout : 1/ Le prince impérial, et 2/ Homme au chien.
Ce qu’analyse Castanet, c’est en quel sens, Witkin, voulant dépasser la construction de la représentation sociale du corps, qui véhicule en elle des normes et cela selon le pouvoir propre de ses instituants symboliques, au lieu de tendre vers le désoeuvrement d’un réel violent qui romprait avec toute logique de construction (immanentisme corporel des avant-gardes) justement sur-détermine par sa photographie ce qui était de l’ordre social dans des mises en scène ultra-sophistiquées, qui exigent pour lui de plus le geste d’une réécriture à même la photographie. « La dénonciation des semblants passe par d’autres semblants théâtralisés » (p.27) [et selon une telle perspective on pourrait compreendre l’intérêt problématique qui lie Castanet à l’oeuvre de Prigent, qui scripturalement me paraît tenir du même ressort que celle de Witkin] . Le fait de montrer qu’il y a une négativité à l’oeuvre dans la représentation sociale, ne tient pas au dévoilement de cette négativité, mais au fait de laisser se produire non pas seulement une nouvelle construction, mais aussi tous les effets littoraux de cette négativité. Et ceci en direction de quoi ? En direction d’une esthétisation de la création de Dieu — ce que revendique Witkin lui-même — en tant qu’elle nous impose une pensée incongruente : la monstruosité dévoilée en sa beauté, car ce n’est pas tant la construction humaine qu’il s’agit de voir [ce qu’il déconstruit dans ses tableaux, reprenant certaines oeuvres et les transgressant par la déconstruction de leurs logique signifiante], et donc ses limites posées comme lois de représentation, mais « que la réalité de la chair vivante ou morte est une création de Dieu » (Witkin). Ce qui signifie que la photographie présentant une hyper-esthétisation déplace l’enjeu de toute reprise du corps : non pas le neutraliser dans les stratégies représentationnelles, mais permettre par ses stratégies de re-trouver ce qui est perdu dans toute représentation. Et c’est en ce sens que la photographie de Witkin tente la conquête d’une fondamentale incongruence pour le regardeur : un déplacement des acquis de la représentation. Mais c’est aussi en ce sens, tel que le montre in fine Hervé Castanet, que Witkin ne peut s’affranchir du jeu de l’obscène dans l’avènement d’une identité qui en viendrait nier la réalité incongruente, tel qu’il l’explique à partir des photographies du trans-sexuel opéré Maria Harrow. Si le modèle de l’Homme au chien est pré-opératoire, et impose au regard cette instabilité de ce qui est vu, Maria Harrow justement transcende par le sexe qui creuse l’ancienne place du pénis l’oscillation de son genre en réalisant la nouvelle identité de son être, venant ainsi rompre une certaine forme d’inquiétude de ce qui là est vu.
Ainsi Witkin pour Castanet ouvre à une théologie de Dieu dont la création loin de renvoyer au cosmos, à la perfection éternelle, est celle du mal. « Il montre à Dieu ce que ses propres créatures peuvent faire d’ans l’horreur, l’abject (…) Il offre à Dieu les formes (=le mal) de sa création ».