Ana TOT, Traités et vanités, Le Grand Os, collection "Qoi", Toulouse, novembre 2009, 128 pages, 15 €, ISBN : 978-2-912528-10-0.
Après avoir collaboré à la revue Hélice (1992-1994) et publié Mottes, Mottes, Mottes (2009), avec Traités et vanités Ana Tot (1968, Uruguay) rassemble la quasi-totalité de ses écrits poétiques en un triptyque édité par les bons soins d’Aurelio Diaz Ronda – dont on ne peut, en ces temps difficiles, que saluer la sagacité et la ténacité.
Si l’écriture d’Ana Tot se révèle fascinante, c’est parce qu’elle est animée d’une perpétuelle tension entre fini et infini, dedans et dehors, matière et esprit, humain et non humain, poésie savante et poésie enfantine… qu’elle réussit à conjuguer la légèreté critique de Prévert (cf. "Chair à canon"), la loufoquerie de Michaux (cf. "Notes sur les hommes-sans-anus"), la singulière immanence des objectivistes…
"Le visible ouvre sur le seul visible" (p. 49).
"nouée – la langue est engloutie
déliée – elle rejaillit" (115).
On passera rapidement sur "Nous autres, 1993-1994", qui, en une série de répétitions/variations, propose des réflexions humophilosophiques, pour nous concentrer sur "Manifestes (contribution au tournevisme), 1992", "Traités & vanités, 1993-2003" et "LZRD, 1998-1999".
Figures
"tout se dit dans l’hélice et par l’hélice tout est dit" (p. 9).
Le manifeste du tournevisme donne le la à l’ensemble : alliant géométrie et musique, sens et science, géométrisme et lyrisme, le tournevisme privilégie ces figures – non pas rhétoriques mais géométriques – que sont la spirale, voire la sphère, mais surtout l’hélice : "hélice mère mitraillette d’où jaillit la marmaille qui creva les ventres des autres mères" (p. 9)… Au plan ontologique, c’est elle qui reparaît en filigrane dans le préambule du poème le plus important, "L’Être de connaissance" : "Imagine que se matérialisent dans l’espace du même instant tous ceux que tu as été dans tous les lieux où tu as été. Tu ressemblerais alors à une longue limace de chair enchevêtrée sur elle-même, superposée ou plutôt interpénétrée d’elle-même, cette suite ininterrompue d’états de toi-même" (p. 32).
La forme hélicoïdale, associée à la spirale pour constituer la machinerie héloï-spiralique, régit la dynamique même du texte. C’est en effet ce mouvement cinétique qui sous-tend une logique du paradoxe selon laquelle se perpétue l’oscillation entre fini et infini, dedans et dehors, vide et plein, présence et absence, même et différence, solide et fluide, permanent et fugace, sens et non-sens… Double également le mouvement de saturation/manifestation, d’exténuation/exposition ou encore d’évidement/dévoilement, qui anime les Agencements Répétitifs Sériels (ARS) : par/en séries, les phonèmes, les termes comme les énoncés se combinent et se recombinent à l’envi comme à l’infini. D’où les effets visuels liés à la typographie, le retour des leitmotive, les assonances et allitérations, les anaphores/anadiploses/épanadiploses/épanodes/polyptotes/symétries ou chiasmes…
Si émotion il y a, elle est toute abstraite : nous ne sommes pas très éloignés du lyrisme sec propre à Philippe Beck.
Surfaces
"On ne sait des choses que leur surface.
On ne devine des êtres que leur reflet" (p. 33).
L’art poétique d’Ana TOT s’oppose explicitement à celui de Henri Michaux. Pour elle, point de connaissance par les gouffres, cette exploration paradoxale de l’angoisse et de l’aliénation facilitée par les drogues (comment connaître par l’expérience brute ?) ; point de profondeurs, de vie dans les plis : "S’engouffrer dans la matière c’est en multiplier la surface / En aucun cas c’est la pénétrer" (33). Aux abîmes, elle préfère les crêtes et les aspérités, et aux replis les déplis : "Quelqu’un a dit : la connaissance par les gouffres. / Il faudrait ajouter : et par les villosités. / Les pics, les creux, les bosses" (33). Il ne s’agit donc pas de "surprendre des mystères ailleurs cachés" (Connaissance par les gouffres, 1961), mais de pratiquer une connaissance et une langue surfaciales. La langue, il convient de la délier, de la déplier. (Impossible ici de ne pas songer à ces poètes surfaciaux que sont, chacun à sa manière, Tarkos, Espitallier, Pennequin, etc.).
LéZaRD
"liez votre langue à la langue du serpent
à la langue aveugle du lézard sans bouche
à la bouche sans langue du lézard le fils" (p. 107).
Dans LZRD, la poésie objective-énumérative d’Ana Tot, par ses effets de ritournelle mêmes, va jusqu’à faire sortir de ses gonds la langue métaphorique-symbolique chère à Ponge – de sorte que se dégage cette vérité nue : "rien ni personne ne sait lire aucune pierre / le secret se dérobe la formule est brisée" (106). Plus précisément, le litanhypothétique "Si le LéZaRD" ouvre la brèche pour lézarder la langue, déposer un lézard dans le SENS. Telle en son temps la suppression des E pour la revue TXT, le geste d’amputer le mot "lézard" de ses voyelles est loin d’être anodin : c’est par la fêlure du mur de la langue qu’advient le poétique… et dès que consonnent les consonnes, c’est-à-dire se frottent comme des pierres, achoppe le sens et adviennent les sens. On comprend dès lors la portée de ces zébrures qui déchirent le texte de bout en bout : les tirets.
[On retrouvera le lézard ici déposé en suivant ce lien]