Sandra Moussempès, Cassandre à bout portant, Flammarion, collection « Poésie », janvier 2021, 167 pages, 18 €, ISBN : 978-2-0802-3289-2.
Je n’en pouvais plus des thématiques je voulais écrire ce qui vient : une telle affirmation peut sembler paradoxale, tant le lecteur de Sandra Moussempès retrouve dans son dernier livre les objets féminins non identifiés qui parcourent toute l’œuvre. « Princesses filmiques » pour film fantôme réfugiées dans une maison hantée, « fillettes lucides de l’enfance », chanteuses à la « tessiture congelée dans le Museum des voix célèbres » …, ces héroïnes dominent les deux premières parties, sur les neuf qui composent le recueil. Cette impression de déjà-vu doit pourtant être dépassée et il faut convenir, au-delà des apparences, que nous ne sommes plus tout à fait dans le même univers que celui de Colloque des télépathes ou Cinéma de l’affect, les précédents titres publiés à l’Attente en 2017 et 2020.
Un titre n’est jamais innocent : ce Cassandre à bout portant introduit une figure convoquée à trois reprises, dès la couverture donc, puis comme titre de l’une des parties et encore comme celui du poème de la page 156. Une telle insistance conduit à interroger cette Cassandre que le peintre anglais George Romney (1734-1802), dans un magnifique portait de 1785, représente sous les traits de Lady Hamilton, tandis que Sandra Moussempès, qui a réalisé le visuel du livre, préfère l’évoquer quant à elle sous un masque victorien.
Envisagée comme un double, la fille de Priam à laquelle Apollon confère le don de prophétie avant de la punir comme on sait, a partie liée avec le monde de l’enfance et du père :
L’obsession reviendrait, se tiendrait à côté de Messaline, surnom que mon père me donnait enfant, parmi d’autres comme Salomé, Cassandre la bien nommée qui annonce la perte.
L’ancienne petite fille, identifiée à des figures hypersexuelle (Messaline) ou de séductrice (Salomé), choisit finalement d’endosser (bien nommée) le rôle de celle qui annonce le malheur, la perte, à la différence qu’ici elle est le propre objet de ses prophéties (à bout portant).
Dans La vierge au miroir, dernier poème du recueil et par conséquent conclusif, Sandra Moussempès, se décrivant comme « poétesse en kit composant un poème sous vos yeux », n’hésite pas à écrire
A chaque respiration tu recraches les tabous de ton enfance
nous autorisant ainsi à considérer l’inscription de son travail dans l’autobiographie.
C’est en effet cet aspect plus franchement revendiqué (« je me suis glissée dans une auto-biographie ») qui donne à ce livre un ton différent de ceux qui l’ont précédé. Sandra Moussempès s’engage très loin dans cette direction, ainsi par exemple, dans la section La maison des phrases liquides, le poème « Le temps de l’écriture » donne lieu à une assimilation du texte au corps même de l’autrice :
Voici la petite fille cornée comme une page (…)
Tu lui confies une page elle s’y étale et se replie avec la page
Tu l’écrases en refermant le livre
A priori elle n’est toujours pas morte elle se déplie avec les mots
De même, celle-ci va jusqu’à insérer à deux reprises des notes de bas de page pour évoquer des événements de sa propre vie (rencontres avec Olwyn Hughes ou Anie Besnard, toutes deux liées à la figure du père), au risque de produire une déchirure dans le discours poétique – et de susciter, avouons-le, une certaine surprise chez le lecteur – en y introduisant des éléments brutalement informatifs.
Dès lors, l’injonction « Ne pas mélanger la vie et le poème » qui apparaît dans La porte vivante semble un rappel quelque peu formel à soi-même, vite contredit par des notations comme celle-ci, parmi beaucoup d’autres :
Quand la fraîcheur d’une nuit sérigraphiée
Vient ici-bas me définir en fille aimée d’un père mort (…)
& paravent d’une mère-prothèse
Nobody’s Here But Me : placé en exergue du livre, le titre du documentaire réalisé par Cindy Sherman en 1994 apparaît donc avoir pour double fonction de signaler une référence majeure de l’autrice, à côté d’Unika, Sylvia, Emily, Gaspara, Virginia, et de définir, comme on l’a vu, l’un des axes de son projet d’écriture.
Le second axe que je distingue dans ce livre décidément riche est celui de la réflexion sur l’objet poétique lui-même. Le mouvement perceptible dans Cassandre à bout portant est celui de l’abolition d’un émerveillement ancien :
La poésie est une forêt remplie de songes précieux – c’était ma vision des choses
pour faire place à une perturbation dans l’ordre des idées :
Poésie est une idée du ciel noir et
Des pensées rouges qui le perturbent
Si le poème est « une façon de tresser des fissures / dans un hôtel rempli de fantômes », sa production est désormais violente comme une scène de guerre :
Ce sonnet part dans tous les sens, c’est le moment de le faire exploser
En expirant par ma bouche toutes sortes de traumas murmurés
Je les expulse je les réinjecte, des années sortent avec des rapaces
Je suis assise mais pas maîtrisée j’ai un pistolet lance-roquette
Pour la première fois, le travail de l’autrice – l’engendrement des textes, « la folie entraînant le poème ou le poème entraînant la folie » – est situé explicitement, avec le risque que cela comporte en termes d’exposition personnelle, dans un processus post-traumatique :
Livre après livre on restitue les traumas même s’ils ne font
Pas davantage comprendre ce qui s’échappe du poème
Les mots de Sandra Moussempès forment une « comptine vertigineuse » à la force d’évocation intacte, et communiquent au lecteur une part de ce vertige issu d’un « ciel rose et un ciel noir en moi ». Sous l’invocation de « Lilith et Cassandre encastrées », figures tutélaires incarnant le négatif, le livre procède ici à sa propre alchimie :
C’est la poésie réduite en poudre noire puis retravaillée en pâte vivante avec un peu d’eau