[Chronique] Amandine André, Anatomique comme, par Ahmed Slama

[Chronique] Amandine André, Anatomique comme, par Ahmed Slama

mars 28, 2021
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Amandine André, Anatomique comme, par Ahmed Slama

Amandine André, Anatomique comme, Les Presses du réel, coll. « Al dante », hiver 2020-2021, 48 pages, 9 €, ISBN : 978-2-37896-214-2.

 

Anatomique comme, Amandine André. Trois A mis en exergue par la couverture et auxquels on pourrait ajouter – comme une sorte de prolongement – celui du nom de la collection : Al Dante, en gras, figuré sous Les presses du réel. Ça peut paraître anodin une couverture ; il n’en est rien. Pas que du paraître, une couv’, ça participe de l’élan de quelque livre que ce soit. Et ces trois A – nom, prénom de la poétesse et le titre du recueil donc – signalent de manière sobre et subtile, dès le premier contact visuel avec le recueil, sa composition singulière, son rythme et son enveloppement : ternaire.

Un jeu à trois, subtil

Passées la dédicace puis l’épigraphe, il y a cette page, trois accolades ouvrantes énumérées de I à III, chacune figurant, en deux ou trois vers, une situation. Des scènes ou des repères, des esquisses de tableau, en quelques mots on a croqué trois des situations. Il s’agira de les explorer, de leur donner, dans et par le trait de l’écriture, matière et épaisseur.

 

 

 

 

 

 

C’est un jeu singulier auquel nous invite Amandine André tout au long des 5 parties du recueil, ces trois esquisses de tableau, il faut les garder dans un coin de sa tête, y revenir – pourquoi pas ? – au fil de la lecture. Elles sont et font clé de voûte du recueil, il s’agira par les poèmes qui se succéderont de les mouvoir. Chaque poème portant un chiffre [I, II, III] correspondant à la situation, du même chiffre, exposée en début de recueil. Le poème même vient alors épaissir et {donner vie} à la situation énoncée. Ces parties et ces chiffres se trouvent être par ailleurs les seuls repères dont nous disposons pour nous déplacer dans le livre, les pages n’étant pas numérotées, le recueil faisant ainsi surgir et inventant son propre paratexte, un code qui lui serait singulier.

« III

Écartement des jambes corps maintenu au sol bruit de pas.
Six s’activant vers et. À la mi-nuit six jambes
s’activant vers prenant le corps neutralisant lui. A la face
écrasée a l’odeur de pisse de béton plein les narines. Du
corps ce corps aux bras extension souffle court entre-
coupé accéléré respiration à peine contraction de nerfs cœur
battant à tout rompre temps battant les chairs à tout rompre
le corps ce corps ne cédant pas. Encore. Cédant presque (…)
[poème III de la partie 1] »

Par cette composition et ce montage, Anatomique comme procède d’une bien singulière manière, deux temps donc, d’abord exposer le référent, le contexte – le dequoi-s’agit-il ? – comme pour s’en « débarrasser » au plus vite ; s’attaquer et s’atteler alors à la matière même du poème. Parce que de la matière cet Anatomique comme n’en manque certainement pas, matériau dense et haché, c’est d’une manière toute particulière qu’Amandine André meut la langue, la fait se mouvoir. Plus qu’un flux, c’est d’un influx qu’il s’agit, tendu et que nous allons ensemble explorer.

La matière de la langue, tordre

Manière, le terme nous vient du latin manus [main], la manière d’un·e écrivain·e, d’un·e poète·sse, c’est cet effort, constant et répété, de manier (tiens, un autre terme dérivant de manus) la langue, la malaxer, la mouler pour non pas simplement la faire sienne – écrire dans une sorte de langue à soi – mais la tendre et la plier vers l’expression désirée. Ici, ça se traduit par cette syntaxe hachée, hachurée, cadencée — distinguer le rythme de la cadence – avec cette ponctuation particulière, juste des points, simples ou d’interrogation, pas de virgule, c’est la lecture qui fera figure de guide. Avancer pas à pas, phrase par phrase d’abord, comme pour la mer, ses remous et son courant, on s’y fait lentement et patiemment, jusqu’à ne faire qu’un avec les vagues et sa mer. C’est qu’il y a, ici, dans le poème d’Amandine André, un code langagier, singulier à portée d’œil. Une fois que l’on s’y fait, le code découvert, ça s’ouvre, tout s’ouvre, on l’entend, on la perçoit alors la cadence qui anime et traverse le poème.

« I
(…)
Empreinte sans le corps. Odeur sans. Elle l’écrivant
métabolise l’information. Transmission inhibée synapses au
repos alarmer et connecter et. Faire vibrer tout ça. Secouer
son crâne à tout fendre elle. Le chasser du lit chaud. Horde-là
hors et. Maltraiter son langage l’offendre. Bad trip baadassss
encore lui il encore wanted male inside mouth wanted inside
lui il. Plein la bouche pleine. Observés scannés coupe
transversale élongation à venir ne sait ni lui il encore ne
savent cela que. Anatomique comme. Cependant elle
s’abaisse arrache les corps leur corps déverse le matériel sur le sol lui il elle s’abaisse étend son corps à eux ouvre la chair écoute big bang la plus petite cellule univers avalé là.
(…) »
[Poème I de la partie 3]

Pourquoi ce code ? Pourquoi cette singularité ? Effet de manche ? Ostentation ? Il n’en est rien, l’agencement n’est là que pour mieux nous affecter, nous, lectrices et lecteurs. C’est la gageure réalisée, faire, dans et par l’écrit, que tout soitcomme anatomique, anatomique comme… l’écrit. Écrit-anatomie – du latin anatomia ; dissection – poème-anatomie ; par l’écrit disséquer non pas simplement le corps ou le mouvement, mais la mouvance des corps.  Le mouvement est achevé, à l’inverse de la mouvance qui est « le caractère de ce qui est changeant, instable » ; la mouvance, c’est l’instant du mouvement, le mouvement en train de se faire et c’est ce que parvient à envelopper, ici, le poème par ses vers et ses phrases en tout influx, toujours dans le surgissement, elles bondissent, hachées-fauchées dans leur élan, ce point qui se place devant le « et », pas de conjonction pas de coordination, on l’avorte, ce mouvement, on le suspend, on en fait, dans et par l’écrit, de la mouvance.

« II

Bondir la distance. Vers la fin du rêve le sommeil engorgé de
lui-même s’effondrant sur lui-même. Lui au cerveau
séquencé par le rêve dans la vision de celle qui écrit. Se
retourne encore une fois dans la foule vers elle l’autre se
retourne encore une fois. En sa gorge bat son corps tremble
son cœur sourit. »
[II, 4]

In situ x2

Pas sans nous rappeler, tout ça, du Michaux, Henri Michaux et ses deux frères géants, Barabo et Poumapi, dont la fantastique geste se déploie tout au long des vers, corporéité des vers chez Michaux, les corps saisis dans leurs mouvements, leur puissance, mais là où chez Michaux se déploie une histoire, saisissable au premier abord, celle d’une sorte de cycles de combats sans fin entre les deux géants Barabo et Poumapi, la recherche d’Amandine André est tout autre, si peu – ou pas du tout – de fiction ou de « narration ».  Et ce n’est pas là de l’extra/ordinaire qui est saisi, mais de l’ordinaire dans sa singularité. D’où le recours, pour le saisir, à cette langue et cette syntaxe particulières.

Nous ne sommes pas simplement plongé·es, in situ, dans ces situations que nous avons, plus haut, qualifiées d’esquisses de tableaux, il ne s’agit pas simplement de tenter d’en restituer la mouvance dans et par l’écrit, mais il y a inclusion, mouvement dans la mouvance, celle qui écrit se mêlant, s’incorporant elle-même à la situation, s’inclut alors dans la circulation et la mouvance du poème. On est à la fois devant la situation, la scène, le tableau (appelez-ça comme vous le voulez) et derrière la toile ou la page, saisissant celle qui peint-écrit.

« … au tracé noté par elle a l’écriture observée et scannée… » [Poème 1, partie 1]
« Elle l’écrivant métabolise l’information. » [Poème 1, partie 3]

Et tout ceci devient d’autant plus sensible, perceptible, palpable, avec le dernier poème, celui qui clôt le tout. Là où, sorte d’apex, l’envers des situations (re)prend le pas, pas simplement, elle qui écrit les situ(ation)s, la voix, pas simplement celle gravée dans les vers, surgit. Cette intrication qui surgit, subreptice, à la toute fin, mémoire, vision, langue (phrases). La mémoire, oui, est vision, image avant d’être durée. Et ce que fait Amandine Andrée, elle imag(in)e, fait mouvoir des images – de la mémoire ? –  par la langue. Anatomie de la mémoire ? Anatomie de la langue ? Anatomie de l’image ? Trois fois oui, et voici comment on retombe sur notre cadence ternaire.

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rédaction

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