Bernard Noël, À bas l’utile, Publie.net, PDF 34 pages, PDF eBook, epub ; mise en ligne le 19 janvier 2010, ISBN : 978-2-8145-0299-4.
Dans le même temps que paraît le premier volume de ses œuvres complètes aux éditions POL (nous y reviendrons dimanche), Bernard Noël publie un opuscule dont le titre même sonne comme une révolte/une invitation. (Oui, un siècle et demi après Gautier, s’impose de nouveau avec une acuité certaine ce constat accablant : "L’utile est laid"). Jean-Nicolas Clamanges nous en livre les tenants et les aboutissants. /FT/
Chronique de Jean-Nicolas CLAMANGES
À bas l’utile est un petit livre d’une trentaine de pages où Bernard Noël livre en trois volets l’état le plus récent de sa pensée sur ce que j’ai envie d’appeler le caractère désespéré de la situation générale : son désespoir rejoint le nôtre maintenant que nous y sommes, mais son privilège est d’y avoir, depuis une vingtaine d’années, puisé l’énergie qu’il fallait pour scruter ce qui venait là. C’est-à-dire le mariage de l’horreur économique et du soft power, produit de la combinaison de la logique capitaliste et de son appétit de tous les biens vendables, avec la domination des médias qui convertissent le temps en actualité et la culture en information – facilitant ainsi la "sensure" instaurée dans les démocraties modernes, par laquelle le sens de nos vies nous est dérobé, en même temps que la liberté de notre for intérieur. Ce libelle fulgurant d’urgence condense ainsi les principaux thèmes de la pensée de BN. C’est également son premier livre "électronique", par où il compte, j’imagine, introduire un cheval de Troie dans la mediasphère.
Le premier texte, dont le titre reconduit celui du livre, revient sur quelques thèses centrales dans la pensée de BN. : nous sommes entrés dans une mutation de civilisation : les applications de la révolution électronique fournissent au pouvoir les moyen d’arraisonner en douceur la liberté de penser. Non plus seulement la liberté de s’exprimer qui est un terrain d’affrontement trop visible, mais la libre disposition de nos intériorités, dont il écrivait dans La Castration mentale (POL, 1997) que c’est "le lieu qui en chacun de nous est la matrice du sens". La force de séduction du flux d’images de l’audio-visuel tient à son mouvement perpétuel et aux effets d’omniprésence qu’il engendre. Saturant le temps vécu et le temps mental, il tend à le réduire à l’immédiat "conférant à l’actualité une vitesse qui lui tient lieu de présence" (CM., p.112). Or la perversion du flux, c’est qu’il parvient à se faire passer pour ce qu’il noie en douce : "Le meilleur moyen d’entretenir la disponibilité du cerveau est de lui donner à consommer des produits qui ont l’air de relever, sinon de la connaissance, au moins du savoir" (p. 6). Comme la pensée, l’information est immatérielle, comme la connaissance, elle suscite un désir insatiable. Mais comme elle relève intégralement de la logique économique, cet appétit qu’elle suscite n’a rien à voir avec la logique d’émancipation propre à la culture : "il ne s’agit surtout pas de (le) satisfaire mais de (le) leurrer encore et encore" : le leurrer en lui faisant croire que l’industrie des "biens culturels" est autre chose qu’une machine à profit. L’intelligence devient un marché et les œuvres de l’esprit sont alignées sur l’information.
Or ce qu’on est en train d’oublier, c’est que jamais une œuvre de l’esprit ne se définit par son utilité : si les biens de consommation s’épuisent dans leur usage, les œuvres se reconnaissent au processus d’interprétation infinie dont elles sont la source : "l’œuvre ne se contente jamais d’être comprise parce qu’elle exige sa re-création. Et la re-création est, bien entendu, le contraire de la consommation, qui exige quant à elle l’épuisement constant de ses produits. L’idée même de consommation culturelle est donc une aberration car tout ce qui est essentiel dans la culture est inépuisable" (p. 8). Une des hantises de BN., depuis vingt ans qu’il réfléchit là-dessus, c’est de se demander jusqu’à quel point nous sommes encore capables de comprendre ce qui nous arrive ici. Cela concerne l’articulation entre le visuel et le verbal, l’expérience intérieure et l’expérience du visible ; désormais, les images en mouvement sont à la fois dehors et dedans presque en permanence comme nos actualités ; dehors sur l’écran, dedans dans l’espace mental : elles nous occupent littéralement : "de telle sorte qu’il n’y a plus aucune différence entre ce qui est représenté dans votre intériorité et la représentation extérieure que celle-ci devrait en projeter si l’emportement du flux ne l’empêchait de réfléchir. Pas de marge pour la réflexion, pas de marge pour l’imagination. En somme, pas de marge pour la liberté de penser, c’est le but de la domination de l’immatériel"… (p. 9). S’inscrit ici en raccourci toute l’endurante méditation de BN. sur la peinture et les images, et ce qu’on y apprend de la nécessité pour le regard de se regarder voir lorsqu’il prélève du visible – qui n’est autre chose que chose mentale (la pensée du peintre) – et l’assimile en image intérieure réfléchie.
D’où l’urgence à cet égard d’une formation du regard dont la fin de l’essai serait l’apologue provocateur : BN. remarque en effet que la lecture d’un livre peut se schématiser par un triangle où la droite reliant mon œil à la page figure la dynamique du prélèvement que mon regard y opère pour l’amener vers mon cerveau : triangle qui, si j’en prends conscience, me donne prise sur l’opération elle-même ; alors que la lecture sur écran (celle à laquelle je me livre en travaillant sur ce livre électronique ou en lisant cette chronique) introduit un rapport face à face qui mime le rapport ordinaire de l’interaction humaine ; la question inquiétante surgit alors : qu’est-ce qui se joue là ? "Je me demande si le changement de posture qu’implique le face à face avec l’écran des diverses machines de la communication – face à face qui, par ailleurs, est depuis toujours l’attitude symbolique de la relation humaine – intensifie notre précipitation dans l’immatériel au prix d’une perversion de plus de la nature de la relation"… In cauda venenum ? Au fond, publier un livre électronique relèverait de l’art de tirer parti de ses ennemis. Pari risqué.
Le second essai s’intitule "De l’impuissance". L’esprit s’en résume peut-être dans cette phrase : "L’impuissance à changer le monde n’est pas la faute de la pensée : elle fait sa bouche de cette blessure." (p. 24). La réflexion part d’une relecture des premières livraisons de la revue LIGNES (Michel Surya) parues voici vingt ans, comme support d’une réflexion désespérée sur l’inactualité de la pensée : "je me suis aperçu que m’avait entièrement occupé une pensée dont le temps écoulé depuis démontrait pourtant l’impuissance à changer la suite des événements en dépit de l’évidente justesse de sa critique" (p. 12). Il en tire la conclusion que la tenue intellectuelle de cette pensée révèle par contrecoup "la dégradation (contemporaine) de la réalité".
Les thèmes traités dans l’essai précédent alimentent une argumentation plus directement politique : le flot d’images crée du consensus au prix d’une anesthésie de la réflexion : "l’image séduit mais elle n’instruit pas". Elle instruit d’autant moins que la pensée se fait dans la langue alors que l’illetrisme concerne près d’un adulte sur cinq. Faisant écho au propos désormais fameux de tel ancien directeur de TF1 selon qui son métier consistait à dégager du "temps de cerveau disponible" pour la publicité, BN. demande : "lesquels, illettrés ou non, ont-ils le plus facilement le cerveau disponible ? Mais avais-je pris conscience auparavant qu’un "cerveau disponible" est un cerveau privé des qualités pensives dont cet organe est le synonyme ?" (p. 19). Ce cerveau, il le voit subrepticement vidé de la capacité humaine d’intériorisation : "Ce qu’emporte ce torrent, c’est l’activité intérieure, l’activité mentale, qui produit de la pensée, donc de l’invisible" (p. 21).
Dans La Castration mentale, il remarquait que cette intériorité pensive, remémorative, imaginative propre à chacun est précisément l’énergie dont les images plates du flux tirent leur vitalité, par une sorte de "vampirisation" inconsciente : "la duperie est facile parce qu’elle s’effectue dans le cadre général du penchant à la consommation, qui fait que toute chose aujourd’hui, y compris les sentiments et l’émotion, est convertie en marchandise quitte à porter l’étiquette de produit culturel." (CM., p. 133). Mais dans À bas l’utile, BN insiste aussi sur une sorte de "présentisme" déconnecté du temps où la vitesse est la seule valeur, congédiant au rayon des soldes la vérification attentive et la réflexion sérieuse. Il relève parallèlement une perversion des relations entre les mots dont la clef est le règne du nouveau Dieu : l’efficacité économique ; dans le nouveau dictionnaire du français contemporain, le mot "progrès" ne vaut plus rien car le mot "croissance" dit mieux que lui la bonne direction. Le mot "travail" rend l’aliénation désirable depuis que le mot "chômage" est son antonyme. Le mot "acquis" ne sert plus qu’à la banque et le mot "social" désigne une dépense inutile. Le seul idéal est d’être "compétitif". « Naturellement, le mot "révolution" n’est même plus ridicule : il est imprononçable ! » (p. 22). Le sarkozysme, au passage, en prend pour son grade.
L’essai s’achève sur l’idée que la littérature authentique doit envers et contre tout jouer à "contre-mort", sans doute à partir de ce savoir de l’interminable qui la constitue.
La question posée finalement dans le troisième essai intitulé "Nécessaire mais…", reste celle d’une Révolution : à la fois nécessaire, urgente et néanmoins impensable. Nécessaire parce que nous n’en pouvons plus, urgente parce que le désespoir sans perspective peut aisément être dévoyé, impensable parce que "toujours renvoyée à des modèles anciens, elle demeure en fait impensée" (p. 30). BN. expédie ces modèles comme ayant démontré que l’état révolutionnaire tue rapidement la révolution au détriment du peuple, et repart de la Commune de Paris (il en est savant connaisseur) pour esquisser une logique de "contre-pouvoir" permanent censé contrôler les représentants des électeurs. C’est une ressource dont Rousseau a montré à la fois la nécessité et la difficulté par suite de la spécialisation des sphères dirigeantes qui finit toujours par s’opérer ; aujourd’hui, le problème se complique de ce que la puissance des médias a faussé le jeu en décervelant la communauté. Ainsi, BN. paraît douter aujourd’hui de ce qu’il écrivait dans La Castration mentale : « voilà que surgit le souvenir d’avoir un jour qualifié la "culture" de pensée du corps social… Et qu’en serait-il d’un corps qui, privé de son intériorité, ne pourrait plus, ne saurait plus penser ? » (p. 19). Retrouvant ici encore "toutes choses égales d’ailleurs", des distinctions proches de celles de Rousseau, il oppose "peuple" et "public" comme l’auteur du Contrat social distinguait "peuple" (communauté unie par la volonté générale) et "multitude" (agrégat de volontés particulières) (CS, I, VI) ; pour BN., si "un peuple est conscient d’une appartenance et d’un partage qui créent une solidarité", il ne semble même plus possible de penser la multitude comme agrégat puisque "un public n’a en commun que des images éphémères qui l’excitent à des identifications factices ou à la consommation" (p. 27), par où il signale une connivence avec Debord qui ne date pas d’aujourd’hui. Mais le pessimisme tragique de BN. n’a rien d’un nihilisme : par impossible, la révolution à penser passerait donc par l’appropriation collective des moyens modernes de communication : il s’agirait de détourner la médiasphère, de la retourner contre elle-même, "en vue de rendre à chacun une tête pensante et une conscience citoyenne" (p. 31). À qui n’y voit qu’une utopie, BN. rétorque que l’utopiste est aussi bien celui qui en nie la nécessité, laquelle arme au contraire ceux qui la conçoivent ; il s’agit au fond de parier sur la force d’entraînement à l’œuvre dans les œuvres de l’esprit, qui "s’oppose, écrit-il dans La Castration mentale, à la prise du pouvoir, à la totalité triomphante parce qu’elle ne vit qu’en se remettant en jeu".
L’infinie patience de Bernard Noël est de nous rappeler cet infini sans transcendance qui est notre seul possible, et ce faisant, de nous rendre à notre partage.
« sensure » était visible entre tous.