>> Dès l’ouverture, round 99, apparaît comme un flux ininterrompu de sentences, d’invectives, d’énoncés aussi bien conatifs que performatifs, tous se succédant, avec une apparence de décousue et de conjonctions sans logique. Mais ce serait allé trop vite, ne pas voir qu’ici nous sommes pris dans un jeu, jeu de mo(r)ts sur le ring de la littérature.
Round 99, par son titre énonce d’emblée que ce qu’il s’agira de lire, appartient au combat, à la lutte, au jeu-de-massacre. Toutefois, loin de tomber dans une mimétique des jeux déjà existant, Jérôme Bertin, afin d’interroger la logique spectaculaire du ludique qui domine le monde occidental, notamment par les real-TV, en vient à élaborer une autre réalité du real-TV, réalité où les protagonistes, qui sont des numéros (O1, 000, 333, 27, 33, etc…) sont là pour obéir à des invectives, qui leur donnent les règles de la tuerie en temps réel. Jeu de mort par le jeu des mots, le flux (qui est le temps même de l’action) est la description serrée d’un carnage spectaculaire, où les règles sont aussi aburdes que : « vous avez encore douze corps à camoufler » (p.30), « les têtes seront suspendues devant les portes ouvertes!« , « la sécurité ne tolérera que ses propres bombes » (article 38797), « ne jamais commencer par un organe vital » (article 56903) (p.41), ne pas oublier « que la tête doit rebondir au moins une fois avant de passer par-dessus le filet » (p.54). Car, tel qu’il le met en abîme, la ludicité qui domine les écrans, n’appelle pas la compréhension des joueurs, mais seulement leur docilité, leur abnégation vis-à-vis de toute intelligence : « Nous ne vous demandons pas de comprendre! »-« il faut que vous vous débarrassiez de tout concept sentimental! » (p.42). Ici, il vise bien ce qui est en jeu dans notre société. Il ne s’agit pas tant de stigmatiser les désirs et leur médiocrité, car autrement ce serait s’établir comme réactionnaire, posant qu’il pourrait y avoir une essence de l’homme vers laquelle tout un chacun devrait tendre, mais de mettre en critique le processus de diffusion spectaculaire — et ceci dans un évident héritage situationniste — qui se structure sur l’écart entre d’un côté une mise en scène qui propose des fondements et principes qui ne sont que simulacres, et de l’autre une fin poursuivie qui est invisible, effacée, voire même niée explicitement dans ces processus. Car nous le savons : NOUS FAISONS TOUT CELA POUR VOTRE BONHEUR.
Le lieu où cela se passe, camp, monde structuré comme un camp, où le DR. William fait de nombreuses expériences, édicte les règles, propulse les cobaye de cette ludicité dans un devenir enfant sauvage. Nous l’avons compris, ce William, est très certainement William Burroughs, et en quelque sorte, le monde décrit serait le résultat de ce qu’il a proposé de faire dans La révolution électronique. Ce monde est entièrement décor pour cette ludicité exacerbée, où rien n’est réellement identique à son apparaître : « Le décor est entièrement piégé« .
En cela la lecture de round 99, répond bien d’un des impératifs qui est lancé : « prenez vos cauchemars pour la réalité ». Bertin, en poussant jusqu’à l’abject le postulat de la ludicité liée à l’excitation spectaculaire, décrit le monde sous les traits d’une mise en scène dévastatrice. Loin de s’adonner à une violence gratuite, comme c’est le cas dans certains romans qui cherchent d’abord la provocation — tel Pogrom de Benier-Bürckel qui derrière la hargne apparente reste il me semble faible aussi bien stylistiquement qu’au niveau de ce qu’il interroge —, la violence que Bertin développe, par son désordre et sa variation sans limite, non seulement : 1/ pose la question essentielle du devenir de celle qui appartient à la réalité de notre société du spectacle, mais en plus 2/ pose la question de son abord, de son débord, à travers la littérature.
1/ En effet, qu’est-ce que témoigner d’une société, et de ce qui pourrait l’animer ? Le postulat de Bertin, tient à la conjonction — classique et qui a dominé la modernité depuis un siècle — entre le désir (eros) et de l’autre thanatos. Ces deux vecteurs libidinaux irriguent l’ensemble des protagonistes de round 99. Le jeu de torture, en passant par toute sorte de viol/ence possible, par la proliférations sans fin de nouvelles inventions pour provoquer la mort, ouvre ici à l’infini les possibilités de la mort ludique, en créant cet infini dans l’ouverture elle-même infinie des possibilités linguistiques. Ainsi, en mettant en évidence les vecteurs intentionnels qui dirigent les hommes (tension des deux extrêmes freudiens de Au-delà du principe de plaisir), il met en lumière que l’ouverture des potentialités spectaculaires ne répond pas de normes qui seraient extérieures à cette tension, mais qui en seraient issues. Il déporte la question de la ludicité mortifère; non plus :est-ce morale?, ou encore quelle norme pourrait-on penser ?, ou encore est-ce légale ? . Posant que la seule norme tient à la dimension de l’écriture, il explore jusqu’à son extrême les conséquences de la conjonction eros/thanatos.
2/ La littérature et la poésie, interrogeant le monde, ne font pas que dévoiler son état. Certes, il y a là une des fonctions essentielles de la littérature : mettre au jour l’état de l’Etat, état qui est voilé et auquel est substitué linguistiquement un autre état. Qui se constitue représentation hégémonique. Mais plus que cela, elle fait état de cet état en déplaçant le droit au niveau de la possibilité du dire. Elle crée elle-même son droit, et le créant, se détache de toute autre forme de juridiction. Ceci vient du fait qu’étant témoignage (à savoir prétendant à une certaine objectivité), néanmoins, la littérature provoque une fissure dans cette prétention, resaisissant celle-ci au sein de la fiction de sa langue. De sa langue se donnant comme si, elle était la langue adéquate pour dire cette objectivité. Or, cette langue — et c’est là justement l’une des grandes pertinences d’auteurs comme Arlix, Buraud, Courtoux, chacun à leur manière — ne correspond aucunement en ses principes aux langues cadastrées par la loi linguistique de l’énonciation communicationnelle ou conventionelle. Elle ne fait pas que la déborder, mais elle en est le revers, ce qui n’a plus droit de citer institutionnellement. Selon cela, les tirades des personnages de Bertin traduisent bien cette hétérogénéité, étant tous majoritairement dans l’insulte, la haine de l’autre, la dissension la plus totale et la plus vulgaire. Selon cela, ce que Bertin fait dire à ses protagonistes est bien passible de la loi (racisme, pédophilie, antisémitisme). La littérature et la poésie, selon une telle intentionnalité, mettent en question le « comme si » qui détermine les critères de vérité de l’intersubjectivité relationnelle conventionelle [quand on parle on fait comme si cela pouvait être compris selon des principes apriori aussi bien formels que juridiques], et en pro-pose une autre formulation, qui s’auto-légitimant en tant que réalité autonome de fiction, prétend montrer qu’il est lui aussi « vrai« , « cohérent« , linguistiquement et ontologiquement attestable. C’est pour cela que la littérature est scandale, et ceci depuis au moins Rabelais ou Sade [le comme si du Gargantua de Rabelais, l’acceptation première et l’adhésion à la surdimension de Gargantua; le comme si de Sade, le fait que l’on accèpte immédiatement cette autre onto-théologie, celle d’un Dieu négatif, d’une vie vouée à la destruction de l’autre pour sa survie]. Ce comme si, cependant dans un tel livre, devient des plus inquiétants, car il ne désigne pas un horizon de constitution extérieur et seulement fictif, mais par son rappor-t à la réalité spectaculaire occidentale, il en décrit un possible devenir, qui tiendrait au passage du comme si actuel à ce que porte le comme si fictionnel. Cette inquiétude est à bien penser et à relier à la vitese de mutation de notre société, celle-ci est le lieu d’un déplacement toujours plus rapide de ses normes, de ses acceptations à l’hégémonie du spectaculaire [par exemple, nous sommes passés en moins de 5 ans, du scandale médiatique du premier Loft, à une généralisation de ce type de format de real-TV].
En bref, round 99 de Jérôme Bertin, loin de se réduire à une simple mise en scène de la spectacularisation de la violence, témoigne de cette inquiétude profonde de la manière dont s’adressent les hommes entre eux, et de la variation de la constitution de cette liaison. Nous rejoignons par cela, l’intuition développée par Adorno dans Minima Moralia : une société dominée par la sélection, à l’instar des camps de concentration, sélection par le travail, qui entraîne la mort de tous ceux qui ne sont pas aptes aux tâches que lui assigne la société par ses modèles. Une société où le rapport humain se résume au plus court trajet, le poing dans la gueule, la ligne droite de mots d’ordre.