[chronique] Enquête et faux-semblant chez Véronique Vassiliou

[chronique] Enquête et faux-semblant chez Véronique Vassiliou

novembre 7, 2006
in Category: chroniques, UNE
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Lorsque l’on découvre Borgès, notamment des nouvellles comme L’autre ou bien le Congrès ce qui reste troublant, derrière l’apparat du livre, la fiction révélée de la fiction, c’est cette oscillation entre réel et univers inventé. Les porosités, qui relient ces deux côtés, en arrivent à nous tromper, à faire que nous ne puissions pas discerner dans l’enchevêtrement du texte, des notes, des précisions circonstancielles, ce qui provient de l’imagination de Borgès, de ce qui a eu réellement lieu. Ce qui permet ces porosités, tient 1/ aux éléments extra-littéraires ou référentiels qui interviennent, et qui par leur catégorie d’appartenance propre [marqueur géographique, temporel, circonstanciel, ou bien éléments biographiques, bibliographiques, scientifiques] opèrent des destabilisations quant à l’appréhensiion du texte littéraire 2/ à l’intégration de son propre nom [Borgès] en tant que personnage témoin d’un événement, ce qui est le cas entre autres dans L’autre, où Borgès rencontre son double selon des circonstances très précises. Le fantastique borgésien n’est pas ainsi celui forcément de l’extra-ordinaire, mais il se manifeste en tant que mise en question du livre, du livre en tant qu’objet aussi bien que du livre comme lieu d’écriture [d’où le nombre de nouvelles qui interrogent le livre]. Son travail de documentation pour certains textes, est ainsi partie prenante de l’opération littéraire et de l’effet de fantastique, du dispositif dans lequel il va prendre le lecteur. Borgès l’énonçait lui-même : « l’érudition est le fantastique moderne« .

En travaillant ainsi, et ceci en relation avec la revue Sur et les recherches de Roger Caillois par exemple, il a ouvert toute une réflexion au niveau de la littérature fantastique, sur la question des éléments littéraires contextualisant au sein du texte. Le fantastique se construisant selon l’association entre des éléments appartenant à des registres cognitifs différents venant inter-férer les uns avec les autres et déplaçant la saisie immédiate de ce qui est lu quant à son domaine d’appartenance.
Ce qu’accomplit dans ses deux derniers livres Véronique Vassiliou est dans cette lignée : elle construit des dispositifs littéraires qui introduisent un vacillement entre réel et fiction, entre l’univers texte et l’univers réel. Ceci apparaît d’emblée dans Le coefficient d’échec : après une première page titre, sur laquelle je vais revenir, apparaît un arbre généalogique.vassiliou_genealogie124.jpg Celui-ci montre la descendance de la famille Basile-Royal. Ici rien d’extraordinaire. Si ce n’est d’un coup le rapprochement qu’il est possible de faire avec la biographie donnée en 4ème de couverture. « Véronique Vassiliou (…) aurait un lien de parenté étroit avec Angèle Basile-Royal, mnémographe, ainsi qu’Angèle Kalia, physicienne » qui elle-même est la correspondante principale des séries de mail qui sont données à la lecture dans Le + et le – de la gravité. Le livre de Vassiliou est la publication d’extraits des carnets d’Angèle Basile-Royal par Véronique Basile-Royal, qui est collectrice/réceptrice des carnets. Une porosité est ouverte entre ce qui a lieu dans le texte et Vassiliou elle-même. Et cette porosité sera ensuite accentuée tout au long du livre : 1/ par les annotations de Véronique Basile-Royal; 2/ par une recontextualisation finale des carnets dans le processus éditorial des Sauvages éditions. S’éclaire ainsi le jeu référentiel qu’elle fait avec Alice au Pays des merveilles de Lewis Caroll, qui apparaît à la fois en exergue du Coefficient et en tant que correspondante dans Le + et le -. Cette deuxième référence précise encore davantage cette question de porosité entre réel et fiction, par la mise en abîme qui y est accomplie : « Angèle face à Alice. (…) Qui est le double de qui ? Angèle clone d’Alice ? Alice, réverbération ? Qui est le reflet de qui ? »
Le travail de Véronique Vassiliou s’inscrit par conséquent dans une réflexion sur la nature de ce qui est lu : à savoir quelles sont les catégories de reconnaissance que nous mettons en oeuvre pour aborder les textes, et en quel sens ils (se) jouent de ces catégories. C’est pour cela que la récurrence de la notion d’enquête n’est pas anodine : Le coefficient d’échec comme Le + et le – de la gravité sont des enquêtes, des recompositions, des reconstitutions. Enquête interne au livre : la réécriture des carnets par Angèle qui est désignée d’emblée comme Pièce-enquête, la reconstitution des correspondances de la physicienne Angèle Kalia dans Le + et le –. Mais aussi enquête proposée au lecteur : il fait face à une intrigue sur les genres littéraires, sur les relations enre les catégories de discours, l’amenant à s’interroger sur ce qui a véritablement lieu là dans l’écrit.

vassiliou2121.jpgCette enquête à laquelle fait face le lecteur dans le Coefficient d’échec se constitue selon la possibilité de suivre cette enquête sur les sauvages qui est écrite dans les carnets d’Angèle. Que veulent dire précisément les carnets, qu’est-ce que cette référence aux sauvages ? Est-ce une allusion aux troglodytes ? Le carnet 21 donne des réponses : en jouant sur les ambiguïtés sémantiques de sauvage et de pensée, et ceci dans un registre rousselien de porosité interne aux mots : « Les sauvages aiment la pensée. La pensée est sauvage. / La saison propice à l’observation des pensées est vers le mois d’avril. (…) La pensée est aussi mémoire. / Le souvenir de la pensée sauvage n’est pas la pensée sauvage. / La pensée sauvage devient alors pensée. » Le sauvage est celui qui a la pensée sauvage, « le sauvage doute », « le sauvage-en-état-de-résistance sait dire non. / (…) Il s’oppose au lieu commun. / Il s’oppose à ce qu’on impose. / Il s’oppose aux langues, aux pensers, aux faires imposés. » L’enquête sur les sauvages, sur la pensée sauvage des sauvages ouvre sur la mise en perspective de la pensée qui s’échappe du dire non-sauvage, qui s’échappe du déjà dit non-sauvage qui voudrait s’imposer au (dire du) sauvage. Ce livre aboutit à déterminer les différentes modalités — bien évidemment non pas d’hommes qui appartiendraient à un hypothétique Etat de nature, caché on ne sait où, — mais de pensées qui se donnant ne corrrespondent pas aux attentes et aux conditions des pensées cadastrées, uniformisées dans notre monde, au sens où « Les sauvages sont parmi nous », car on peut les repérer « parmi les boulangers, les jardiniers, les français, les publicitaires », ect…

L’enquête du deuxième livre est encore plus étrange : et elle demande de recouper Le coefficient.vassiliou1120.jpg En effet, le titre est donné subrepticement, semble-t-il, dans le tome qui le précède :  » – + » « ils pensent au plus près de la terre. Très bas. Au ras des paquerettes. Le nez dans les fleurs ». Le sauvage est dit se tenir dans ce seuil de la distance entre « + -« , ce point qui n’est autre que la gravité. La gravité est ce qui s’exerçant sur nous, pourtant ne nous broie pas, ne nous écrase pas. Se tenir debout, c’est être dans ce seuil du + -. Question centrale pour une physicienne comme Angèle Kalia surtout quand l’une de ses correspondances est avec Isaac Newton, qui peut lui écrire que si elle se tient bien entre ce + et ce -, c’est avec un peu de légèreté : « un peu de gravité, Angèle ! Je vous reconnais bien là, à osciller entre son + et son -. A faire preuve de légèreté quand tout le monde fait preuve de grand sérieux ». Ce livre qui est le résulat d’une enquête d’Interpol et des services de renseignement suite aux attentats du WTC, détourne l’enquête initiale, vers une seconde enquête : pour quelle raison ces correspondances, pour quelles raisons ces correspondants, en quel sens y a-t-il du sens à propos du 21 septembre 2001, à mettre en jeu les citations aussi bien de Bertolt Brecht, Alice, Jeff Koons, Isaac Newton, Marcel Duchamp, Cervantès, Dieter Roth, Federman, Jean-Pierre Luminet ? Est-ce qu’il n’y aurait pas là justement une certaine légèreté ? Ou bien, est-ce que cette légèreté prise avec les attentats ne pourrait pas révéler une forme de gravité plus lourde que celle d’une enquête qui serait menée ? Tel semblerait être le cas, au sens où ce qui est dit dans ces mails, loin d’être anodin, interroge aussi bien la construction de l’identité de soi [le passage avec Alice est très pertinent et amusant sur le fait de devenir reine, de faire semblant de le devenir, et d’oublier que l’on fait semblant de l’être devenu], que le rapport que nous entretenons avec le monde, avec sa réalité et ceci en liaison étroite avec la question de la fictionnalisation. Le + et le – de la gravité tient à cela : dans l’entrecroisement des citations utilisées dans chaque correspondance (identifiable parce qu’écrite en italique), Vassiliou met en évidence un ensemble de questions qui peuvent se poser avec les conséquences politiques issues du WTC et ceci dans le faux-semblant d’une enquête portant sur une corrrespondance.

Ces deux livres de Véronique Vassiliou se posent à l’écart des tentatives de la poésie contemporaine visant ce qu’est l’intime, ou bien la constitution d’une langue. Ce qu’elle accomplit ce sont des montages, des processus de confrontation de logiques, de discours, des jeux sémantiques, et ceci sans jamais abandonner le recul d’une certaine forme d’humour. Ainsi, appartenant davantage à une tradition post-moderne, qui déconstruit les modèles de discours environnants plutôt que de construire la réalité d’une vérité idiolectale, ses deux livres sont à découvrir aussi bien en tant que tentative actuelle de questionner les expériences poétiques possibles, que jeux, jeux de la langue sur elle-même, se déportant, se détournant, se raillant de ses propres catégories.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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1 comment

  1. di folco

    Auteure à lire, merci de ton article, je vais m’y replonger dans Vassiliou.
    Attention, pas d’accent sur Borges.
    Mais je ne crois plus que « l’érudition est le fantastique moderne », devenu plutôt le fantasme du post-moderne (ou la fantaisie, une pause, celle de faire croire pendant quelques instants, que l’on sait plein de choses : le « plein la vue » alors fonctionnerait à plein rendement ($$$$)).

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