[Dossier-entretien] Spectrographie de Sandra Moussempès (3/4)

[Dossier-entretien] Spectrographie de Sandra Moussempès (3/4)

juin 11, 2010
in Category: entretiens, UNE
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Peu avant que Sandra Moussempès ne reçoive le Prix Hercule de Paris attribué à Photogénie des ombres peintes (Flammarion, 2009, rééd. 2010), en présence de Jean-Marc Baillieu et Yves di Manno (lors du Marché de la poésie, samedi 19 juin, de 18H à 20H au stand Flammarion), voici la seconde partie de l’entretien [lire la première]. On découvrira par ailleurs le site de l’auteure ainsi que sa playlist sur WebSYNradio.

FT : J’aimerais revenir sur ton rapport au théorique : as-tu eu ce qu’on appelle des "maîtres à penser" ? as-tu été marquée par des modèles théoriques ? quels sont tes horizons critiques et philosophiques ? En matière de poésie, quelle place accordes-tu à la théorie ? quel est son rôle selon toi ? Ou alors, fais-tu partie de ceux qui rejettent en bloc le théorique, estimant qu’une oeuvre "ça marche ou ça ne marche pas" ?

SM : J’ai sans doute déjà commencé à répondre à ta question dans mon précédent développement… Il y a la possibilité dans l’écriture expérimentale de pouvoir ouvrir tous les champs sémantiques et lexicaux sur d’autres "genres", je peux devenir philosophe le temps d’un texte sans pour autant devoir "prouver" ou argumenter quoi que ce soit, être à distance de… Une forme de cut up qui associe le politique, le social, le biographique et résume l’inrésumable.

Dans mon texte sur le film d’Haneke, il y a avait cette contrainte précise de glisser régulièrement entre parenthèse les termes (écran noir) d’une façon intuitive, à intervalles réguliers, tout en élaborant une réflexion sur- ou sous-exposée sur la forme du film. Il y a 25 ans, j’ai été étudiante en fac de cinéma, pas très longtemps car ça me barbait, mais je me rends compte maintenant que les définitions théoriques m’ont servi autrement. En fait je trouve naturel d’être "théorisée" par d’autres justement, cela donne un sentiment de spécificité, de toutes les façons un livre une fois publié appartient aux autres qui le déchiffrent avec leur perception propre ; le travail du critique ou du théoricien, dans ce sens, doit être totalement libre mais de façon différente d’un écrivain qui écrirait sur un autre écrivain. Quant aux polémiques, je suis ça, à vrai dire, moyennement, ou de très loin… il me semble là encore qu’il s’agit pour certains qui les provoquent de faire parler d’eux. Cela dit j’ai envie de lire le fameux numéro de Disputatio XXI, je suis curieuse de lire certaines interventions, notamment celles de Jean-Marc Baillieu et de Philippe Beck.

Le "ça passe ou ça casse" auquel tu fais référence n’est sans doute pas aussi littéral qu’il semble, il est clair qu’une œuvre ne se suffit pas par la posture qu’elle souhaite emprunter, là aussi il y a ceux qui innovent et ceux qui suivent, donc dans ce sens effectivement un bon livre s’impose de lui-même, mais je pense que le rôle de la théorie critique est d’une grande importance lorsqu’elle est dans l’argumentation, l’analyse, avec une objectivité latente, c’est évidemment surtout dans le domaine de la poésie contemporaine (comme pour les arts visuels) une source de renseignements "collatéraux" qui s’élaborent autour de l’œuvre et d’une certaine manière contribuent à son existence secondaire.

Sinon, en poésie, la liste serait également longue de ceux dont je considère et l’écriture et la vision poétique comme importantes en France : Claude Royet -Journoud, Liliane Giraudon, Hughette Champroux (que j’ai découverte il y a quelques mois), Albiach etc., mais je les ai tous lu après avoir écrit mon premier livre. Je n’ai suivi strictement aucune "école" lorsque j’ai écrit Exercices d’incendie, je ne lisais pas de poésie contemporaine. Mais j’étais une grande lectrice, de façon non exaustive. Et mes lectures allaient de la japonaise Taeko Kono (totalement subversive) en passant par toute la littérature  "classique", Kafka, Junger, Samuel Butler, Carson Mac Cullers, Duras, etc. La théorie m’est venue plutôt de John Cage ou Sophie calle, je lisais plus Art Press que les articles sur la poésie. Maintenant, je lis beaucoup plus de la "poésie" et j’aimerais prendre le temps de relire aussi les classiques.

Pour continuer sur la notion de "maître à penser", avec mon père la barre était haute tant l’homme était brillant, mais pas obsédé comme beaucoup par son image ou son ego, encore moins par le pouvoir, donc c’était très subtil ce que j’ai reçu de lui, et essentiel dans ma façon d’aborder les œuvres et peut-être le monde. Mais pour certains, avoir un "maître à penser" , c’est une manière de trouver le "père" ou le "pygmalion" éventuel, je n’ai pas eu cette problématique. Cela dit , un jour, j’ai rencontré John Ashburry dans le cadre d’une lecture commune et j’ai trouvé que sa grande humilité donnait presque envie de l’avoir comme "maître à penser" parce que justement ça n’était pas son but.

Le fait d’avoir été traduite aux États-Unis à une époque par des poètes comme Kristin Prevallet, Eleni Sikelianos, Lee Ann Brown, Serge Gavronsky, etc., m’a permis de tisser des liens d’affinités dans l’espace post-objectiviste, je pense notamment à Kristin Prevallet qui vit à New York, nous avons une trajectoire assez commune et des échanges créatifs parfois simultanés sans même le savoir, nous le découvrons a posteriori (nous traduisons aussi mutuellement notre travail), nous avons d’ailleurs un projet de "transmission poétique télépathique"…

Il y a aussi des projets de collaboration avec l’artiste Marcelline Delbecq, ou encore Joffrey Ferry, là aussi il s’agit de rencontres, d’affinités, de résonances communes et sans doute donc qu’un critique y verrait des modèles théoriques communs, forcément.

Comme tu peux le constater, j’élude un peu tes questions sur la théorie, dont je pressens pour toi, en tant que philosophe et sociologue, l’importance. Et je dois te dire qu’il n’y a jamais assez de bons critiques ou de bons théoriciens… Aux Etats-Unis, j’ai l’impression que la critique est assez élargie, parfois dans un grand quotidien il peut y avoir une pleine page sur un livre de poésie, y compris française, ça vient peut-être du système universitaire très présent, là-bas la poésie est "enseignée", il y a des facs de creative writing, et ce qui est marrant c’est que certains français admiratifs de ces mêmes poètes qui sortent d’écoles pour apprendre à écrire de la poésie, monteraient sur leur grands chevaux si ça se passait en France, on parlerait de littérature formatée, mais venant des States tout passe, c’est assez mystérieux… Bon, cela dit, en France, malgré le manque de médiatisation "officieuse" de la poésie contemporaine , il y a un vrai lectorat très exigeant, des aides de différentes structures institutionnelles. En ce qui me concerne, mon livre paru fin septembre est déjà épuisé, déjà réédité, et je ne dois pas être la seule… il y a un mouvement, grâce au net aussi peut-être (la critique ne s’aborde plus de la même façon), et au bouche à oreille. Je trouve ça rassurant. Et très contradictoire en même temps.

De la même manière, c’est la tarte à la crème de se dire admiratif d’Artaud, et tout le monde le fait, mais concrètement Artaud, à notre époque, tel qu’il était dans sa personnalité extrêmement torturée et en même temps divinement brillante, serait rejeté par beaucoup de ceux qui l’encensent a posteriori. Mon père disait à ses élèves d’Ivry dans les années soixante-dix qu’Artaud était la réincarnation de Bossuet (avec un soupçon de dérision), j’ai trouvé ça dans un polar de Jean-Bernard Pouy qui avait connu mon père, et ça m’a touché, car s’il a consacré une grande partie de sa vie à Artaud, il a également vécu de façon atypique et fait de sa vie une œuvre d’art ; il a eu comme amis des gens totalement anticonformistes (souvent sans le savoir), des personnages cocasses (je repense à un aristocrate déchu qui jouait les chambellans dans les films d’Abel Gance avec Artaud justement, et qui vivait dans une chambre de bonne sans électricité envahie jusqu’au plafond de journaux). Tout ça pour dire que j’aime bien quand l’œuvre d’un auteur correspond aussi à ce qu’il est, qu’on sente qu’il y a une personnalité derrière l’œuvre, en cohérence.

A présent, j’aborde actuellement dans un livre que je suis en train d’écrire, la problématique de l’explicite, du récit, même déstructuré, expérimental, c’est une sorte de passage "obligé" pour me défaire de certaines réalités passées et la théorie sera peut-être d’une grande aide, afin de formaliser l’indicible.

FT : Par ailleurs, pourrais-tu préciser ta position envers ce que d’aucuns nomment l’"écriture féminine" ?…

► SM : Pour répondre à la fameuse question piège sur l’écriture féminine, voici un peu mon point de vue : sans doute que dans le sens d’un jumelage on peut parler d’écriture féminine (je pense à mon travail, à celui de Kristin ou d’autres poétesses françaises et étrangères dont je pourrais me sentir proche), mais les français(es) répugnent à évoquer cette notion ; j’ai fait partie, il y a 15 ans, de l’anthologie de Liliane Giraudon et Henri Deluy, 29 femmes, et bien elle (je dis elle car je crois qu’Henri n’a pas subi les mêmes pressions) a reçu à l’époque des intimidations venant d’hommes, mais aussi de femmes, furieux que des poètes de sexe féminin soient ainsi regroupées, comme si cela allait empiéter sur leur espace déjà largement acquis. Aux États-Unis ou au Canada ça serait inconcevable, chaque fois que j’ai des entretiens avec des universitaires ou des critiques anglo-saxons, ils me parlent toujours de féminisme, d’écriture féminine, ça semble assez central, et ils pensent à tort que tout vient de la France, que la France est un pays spécialement féministe (c’est sans doute dû à Beauvoir, qui a beaucoup d’impact là-bas). Beaucoup de poètes américaines appréciées ici parlent du féminisme dans leurs interviews chez elles, mais ici c’est assez tabou pour différentes raisons. Peut-être aussi que la définition englobe des aspects trop simplistes ou généralistes dans lesquels toutes les femmes ne se retrouvent pas forcément. En plus, le patriarcat reste assez fort en France en général (cela semble d’ailleurs arranger certaines femmes, qui y trouvent leur intérêt). Ce pourquoi je salue les éditeurs (les miens, et particulièrement Yves di Manno) qui ont pu changer le cours des choses et aller à l’inverse de cette mentalité.

Si certaines écritures féminines se font écho (en art plastique, en vidéo, en musique, en littérature), d’autres pas du tout. Mais ce qui touche au féminin, m’intéresse comme sujet d’observation, une partie de mon travail est un dispositif autour des clichés associés à la féminité et à la "romance", qui sont largement alimentés par ce que je peux constater dans la société consumériste (mais cela va avec une vision politique plus globale) : ce qui est véhiculé maintenant est parfois tellement réducteur, ne serait-ce que dans les magazines féminins ou à la télé, il n’y a qu’à voir la niaiserie des séries françaises et la suprématie des séries étrangères, le statut des femmes et du "sentimental" y est assez différent selon le pays et les rôles qui leur sont offerts dans des fictions grand public, même si les codes sont à peu près similaires. En cela, ma réflexion est peut-être féministe, encore que beaucoup de féministes ne s’accorderaient pas avec beaucoup de mes idées… je préfère l’aspect de liberté, d’individualité, qui est plus approprié à mon travail. Mon écriture se place au-delà de toute appartenance sexuée, même si certains de mes référents peuvent y être liés. D’ailleurs, parle-t-on d’écriture masculine en poésie contemporaine ? Pourtant, vu les références à la nudité de la "jeune femme aimée" à laquelle pas mal d’auteurs vieillissants aiment se référer, avec les mêmes trucs éculés sur le féminin, on pourrait aussi constituer un regroupement !…

► FT : Ce qui est certain, c’est que tu tournes le dos aux sucreries poétiques : à l’encontre du lieu commun qui associe écriture féminine et lyrisme, tu excelles dans la drôlerie sarcastique, les déconstructions et révélations-déflagrations les plus diverses… En ce sens, tu apparais comme une "stratège d’apocalypse", pour reprendre la formule paternelle…

► SM : Merci de parler de cet aspect de "drôlerie sarcastique", de révélations- déflagrations, c’est aussi ce que je recherche dans le travail des autres, une forme d’humour décalé face au réel, au grotesque et sa codification très sérieuse en apparence…

► FT : Du reste, dans tes réponses comme dans Photogénie des ombres peintes, la figure du père est très présente… En quoi ton projet d’écriture est-il lié à celui dont il t’a fallu découvrir les écrits dès l’entrée dans l’âge adulte, après sa disparition soudaine ?

► SM : Concernant la figure du père, elle n’est présente que depuis Captures ; dans mes livres, j’ai voulu écrire sur la tentative quasi impossible justement d’écrire sur le deuil (auquel je ne crois d’ailleurs pas), c’était vraiment le projet de cette section à laquelle tu fais référence dans Photogénie des ombres peintes… alors il m’est encore plus impossible d’élaborer un discours pour répondre à ta question (de mon père, je n’ai lu le livre posthume en fait qu’il y a cinq ans… Guillaume Fayard en a fait une très bonne analyse qu’on peut lire sur mon site). J’écris en ce moment sur certains faits, notamment après sa disparition soudaine, des choses qui m’ont affectée, après j’aimerais retourner à une vision plus politique, générale…Ta dernière question entraîne plus une réponse par la création que par l’explication.

► FT : Oui, ça nous le comprenons tous.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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2 comments

  1. sylvainc

    Très belle suite.
    Une (petite) chose peut-être : on écrit John Ashbery comme ça.

    Vivement la suite.

  2. Viviana Moussampés

    Soy de Argentina, siempre quise comunicarme con personas q tenga mi apellido de Francia, ya que soy desendiente de franceses…es un gusto saber q hay mas personas con este apellido, ya q aca somos los unicos…suerteee un besoo

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