En ce jour où Sandra Moussempès va recevoir le prix Hercule de Paris (lors du Marché de la poésie, au stand Flammarion, entre 18H et 20H), et suite à la contribution de Mathieu Nuss et aux deux parties de l’entretien, voici une lecture de Photogénie des ombres peintes (Flammarion, automne 2009 – POP) qui la met en relation avec le reste de l’œuvre comme avec d’autres pratiques du champ poétique contemporain, tout en dressant un portrait oblique de celle dont "les yeux sont d’une autre vie" (Exercices d’incendie, Fourbis, 1994, p. 53 – EI), qui occupe l’espace & le monde existant sans se trouver à l’intérieur de ce monde (cf. Captures, Flammarion, 2004, p. 130 – C) et sans nul doute "collectionne les flacons de mémoires suturées" (POP, 136) – de celle pour qui "chaque chose vue est entourée de parenthèses" et qui souhaite faire le vide dans tout ce qui ordinairement "remplit les livres" : "Les histoires de couple, les sérigraphies, les principes éducatifs, les théories, la surenchère, les médias, l’émission littéraire du héros, sa femme et la façade, les décoctions historiques, les mythologies" (POP, 120 et 127).
Une "stratège d’apocalypse" : de la poésie comme puissance incendiaire et réifiante…
"Enfant, j’aimais la beauté cruelle de certaines petites filles" (EI, 42).
"Un peu de vide ferait du bien"(EI, 49).
"Je peux être cruelle
avec ces deux ombres peintes" (POP, 17).
« J’interroge les gens par la fenêtre "pourriez-vous un jour renoncer à un crime ?" » (POP, 68).
En raison même de sa connotation "féminine", l’ "idylle" n’est pas épargnée non plus : "J’aménage une idylle ou symphonie élective, la tenture les ébats les fonctions les résultats" ; "L’art de lui dire je vous salue pleine de strass, le cachet de la reine faisant foi d’un axiome compromettant" (71-72).
Autre effet apocalyptique, non plus critique mais dramatique, le télescopage isotopique, qui crée un effet de familiarité étrange (unheimlich). Ainsi, dans ces 16 rêves opaques, le lexique du quotidien est contaminé par une isotopie judiciaire : "Elle regagna sa chambre avec un sentiment de justice rendue" ; "Cela pouvait constituer une preuve suffisante pour passer d’un bâtiment à l’autre" ; "Cette porte sans être close est un cadeau bien ficelé, une juxtaposition de faits et gestes reconstitués en présence de témoins" (65-66)… Par ailleurs, la dramatisation provient des "syndromes descriptifs" qui, selon l’auteure, sont le propre de la fiction (119) : "Un liquide de plus en plus rouge glissait le long de la paroi tandis que la maison semblait vaciller" ; "La nuit regorgeait de fruits rouges & le premier syndrome fut la confection des confitures avant l’aurore" (65-66)…
L’autre raison pour laquelle l’écrivaine est une "stratège d’apocalypse" – pour reprendre la formule extraite d’un ouvrage paternel dont une citation sert d’exergue à Photogénie des ombres peintes ("Lettre de commande à un stratège d’apocalypse", dans un recueil de textes sans titre générique publié en 2002 par la Bibliothèque du Lion) – tient à une dimension didactique qui la rapproche de Philippe Beck, adepte d’un lyrisme sec. Photogénie des ombres peintes renferme en effet des énoncés à valeur générale ou proverbiale : "(une tentative) de vie est un agglomérat d’idéologies temporaires" (59) ; "Un raisonnement de pacotille semble toujours plus crédible / Qu’une once de vérité" (121)… Mais là où le texte se révèle le plus original, c’est lorsqu’il confine à l’inconguïté ou à l’hermétisme :
"La condensation des lits devenant source d’érotisme, corsetez bien les promises faites, diplomates nées pour un ensemble de raisons" (81).
"Les prénoms sont des ennuis imprégnés d’éther à ne pas confondre avec le cours paisible d’un ruissellement […]" (115).
L’apocalypse, étymologiquement, c’est la "révélation" – y compris au sens photographique du terme, comme on le verra ci-après.
Une "stratège d’apocalypse" : de la poésie comme spectrographie…
"photographie
une idée – fixe -" (POP, 132).
Elle va même jusqu’à nous livrer des éléments théorisés de son écriture photogénique (pour Delluc, "la photogénie, c’est l’accord du cinéma et de la photographie") : "concordance texte/image", "flux des ralentis", "dénuement de chaque réalité mise en scène" (105)… Que les procédés mobilisés ressortissent au cinéma ou à la photographie, qu’ils fixent mots et images ou rendent le tremblé des choses vues, ils participent d’un même art de la suggestion par contraction spatio-temporelle, condensation elliptique – tout comme le style télégraphique, les tirets, les blancs ou les pointillés – et seule compte la visée poétique : l’agencement d’affects et de percepts, la transformation intensive des matériaux sensibles, l’émergence de l’image-cristal (Deleuze) dont la puissance hypnotique est maximale… Lisant/admirant "Un essai sur le visible (ce qu’écrire ne dit pas)", « Corps de lumière : le "happy ending" », ou encore "Partition (Haneke)", on est captivé par des visions pures qui sont autant de moyens de connaissance et d’action (cf. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Minuit, 1985, p. 29).
Comme Suzanne Doppelt, Sandra Moussempès entretient un rapport mélancolique au miroir comme à l’image en général et n’a de cesse d’inventer des dispositifs de capture/captivation. Seulement, tandis que la première fait miroiter tout un monde cosmique dans ses dispositifs objectifs, la seconde s’intéresse aux objets pour leur pouvoir de fascination, les considérant comme des révélateurs dramatiques. Chez elle, nul spiritualisme post-baudelairien ; en témoigne ce passage où se grippe la machinerie cosmopoétiique :
Sa spiritualité est tout autre : manifestant un certain génie des ombres, elle cherche à faire vibrer les formes évanescentes, les fantômes comme les anges – à habiter le vide et l’absence…
La tache aveugle du miroir… Pour une photo-onto-(thanato)graphie
"boîte en fer de 5 centimètres
creusée
par
le
sentiment
à présent tu es à l’intérieur" ("Ceci est mon corps véridique", C, 32).
superbe article, bravo fabulous fab !