Vue sur ZAT…
Par Sylvain Courtoux
Cette Tête au carré, comme agencement expérimental unique, est une véritable Zone (pirate, donc subversive) d’Autonomie Temporaire livresque. Et en ce sens, il est le puissant manifeste de la poésie (vécue) comme seule vraie forme de Résistance…
AU TOUT COMMENCEMENT DU LIVRE EST LA RUNE ODAL.
Au tout commencement du livre donc, à cette toute première page servant, en fait, de remerciements pour l’auteur, est la Rune Odal. Le symbole de cette rune proto-germanique (dont le son correspondant devait être le son [o]) a servi d’enseigne à la 7ème division SS de volontaires de montagne Prinz Eugen (il s’agissait de la première unité Waffen-SS entièrement composée d’étrangers) et à quelques mouvements de la Jeunesse Hitlérienne. Un peu de provocation ne fait pas de mal. Un peu de provocation bien punk ne peut pas faire de mal. Surtout quand c’est Manuel Joseph. Surtout quand c’est pour nous dire que le signe du livre sera celui de la guerre.
DE LA GUERRE D’ELSA USHER.
E. l. s. a., pour "Engin Léger de Surveillance Aérienne" : un drone français de collecte d’informations par caméras ; et Usher pour Edgar Allan Poe. Elsa est francophile. Elsa est une professionnelle. Elsa est une tueuse. Elle ne collecte pas d’informations. Elle tue. Elle tue pour le gouvernement israélien. Elle tue pour l’un des nombreux services du Mossad. Et le grand livre de Manuel Joseph raconte non seulement l’histoire d’Elsa (par moments) mais aussi l’histoire de ses amies filles Colère et Providence.
QUAND IL NE RACONTE PAS TOUT AUTRE CHOSE SORTI DE SES FULGURANTES OBSESSIONS.
C’est toujours une expérience (très) forte quand on ouvre un nouveau livre de Manuel Joseph. Et ce nouveau livre se situe pile dans la lignée de beauté convulsive d’Amilka Aime Pessoa (POL, 2004). C’est non seulement un univers (très) fort et tout à fait inédit dans le paysage poétique contemporain (on peut quand même dire que son tout premier livre a carrément lancé un "genre" chez les jeunes poètes de ma Blank Generation) – qui s’enrichit de livre en livre (d’ailleurs) -, et celui-là est plus une fiction qu’un récit. Mais quand je dis univers, récit ou fiction, je veux dire par là qu’après un livre de Manuel Joseph, on ne peut véritablement plus penser la littérature (et la poésie donc – surtout la poésie – suprême laboratoire expérimental de la langue donc) comme avant.
Les livres de Manuel Joseph dynamitent absolument toutes les attentes du lecteur, dans leur construction, et La Tête au Carré n’en est que plus jouissif, comme dans leurs contenus fictionnels où viennent se mélanger, comme se mixer, comme se greffer, l’histoire d’Elsa (quand il ne raconte pas tout autre chose sorti de ses fulgurantes obsessions), une histoire du procès Gillette pour contrefaçon en Finlande et avec ça une histoire des procès anti-contrefaçons (quand il ne raconte pas tout autre chose sorti de ses fulgurantes obsessions) et la lutte du Kopyright Liberation Front (ça, c’est moi qui invente, enfin pas totalement car on sait que Manuel est un des plus fervents adeptes du copyright libre et des techniques de collage et de sampling littéraires dans ses livres, comme les mix de Gertrude Stein et de S.A.S. (exemple) dans son tout premier livre Heroes Are Heroes Are Heroes Are…, POL, 1994 – premier livre qui a occulté un peu trop selon moi son magnifique (et meilleur livre selon moi, so far, comme on dit sur RYM) Amilka Aime Pessoa (POL, 2002) ou ce dernier livre-là), une histoire légale du Tazer léthal, les techniques de combat d’Elsa apprises par le Mossad (quand il ne raconte pas tout autre chose sorti de ses fulgurantes obsessions), les plans de l’anatomie féminine (et avec ça la question de l’érogénéité du vagin et l’existence du point G), des techniques de torture (comme l’usage du sèche-cheveux dans le vagin par certaines polices secrètes), une histoire des remarques formulées par la CNIL au sujet des conditions d’intervention des acteurs sociaux et du maire auprès des personnes en difficulté (quand il ne raconte pas tout autre chose sorti de ses fulgurantes obsessions), texte créé par un simple copié-collé – m’a t-il dit – de Wikipédia, une des sources majeurs de l’auteur (n’oublions pas qu’il y a 18 mois, Manuel Joseph était durement hospitalisé pour un sevrage alcoolique, qu’il a brillamment réussi), une histoire du scandale de l’anticoagulant Héparine du groupe Baxter (au moins 81 morts depuis janvier 2007 aux U.S.A), et bien plus encore (quand il ne raconte pas tout autre chose sorti de ses fulgurantes obsessions)….
Tout cela, bien sûr, totalement virussé à tous les niveaux du spectre grammatical + syntaxique par la prose cutter et puissamment politique de Manuel Joseph.
Comme le dit si bien, Alexandre Costanzo, dans son texte La rumeur des coquillages – trouvable dans le catalogue de l’exposition de Thomas Hirschhorn (peut-être la plus belle vue cette année, selon moi) -, Exhibiting Poetry Today : Manuel Joseph, " on plonge donc dans un récit morcelé, fragmenté, tronqué, oscillant selon le protocole d’une myopie d’une digression à une autre, et on s’accroche à ces mots et cette musique qui viennent et reviennent comme à la fois un symptème et un étrange fétiche. " Un étrange fétiche qui invente à la fois une poétique et une politique de la langue qu’il transgresse, estropie, met en boucle, déjoue (en jouant avec la typo, ou avec des proverbes ou adages véritablement populaires – il y aurait donc un énergumène chez M.J. / Oui, oui, il adore jouer avec ces adages populaires qu’il décape d’ailleurs tout à fait bien à sa manière), et qu’il malmène continuellement.
Plus loin dans le même texte, Alexandre Costanzo parle de "complexe du crabe", pour expliquer ces symptômes hautement digressifs que l’on retrouve très bien dans La Tête au carré (cf. plus haut, l’énumération des différents récits) comme dans Amilka aime Pessoa. Et l’on saute ainsi (comme marche le crabe lui-même), mais jamais innocemment (ce qui veut dire que tout est lié, que tout se lie dans le livre de M.J.), de l’histoire d’Elsa au procès Gillette en Finlande, de l’histoire d’Elsa aux remarques de la CNIL, et caetera et caetera etc. Comme ça, et tout au long du livre. Un gigantesque Mash-up littéraire. Qui doit autant aux nombreux cut-up de Williams Burroughs qu’aux récits digressifs et hallucinés des premiers Olivier Cadiot (comme Futur, Ancien, Fugitif).
Dans la guerre actuelle du copyright des multinationales, Manuel Joseph, s’octroie même le droit de jeter un puissant pavé dans la mare avec ce nouveau livre, qui est en plus un formidable agencement (ou résumé) de toutes ses techniques expérimentales, de toutes les techniques poétiques (de guerre) expérimentales disponibles dans l’œuvre même de M.J. depuis Heroes Are Heroes Are et ce doublement contre le Kopyright et les multinationales du crime (car M.J. a vraiment l’œil machiné sur le réel, le réel le plus politique – celui qui fait la vie des gens : ce qui donne chez lui une éthique poétique qui est (vraiment) rare aujourd’hui).
Aussi bizarre que cela puisse paraître, cette Tête au carré, comme agencement expérimental unique, est une véritable Zone (pirate, donc subversive – voilà pourquoi aussi on retrouve la rune Odal comme poème visuel au tout début du livre) d’Autonomie Temporaire livresque. Et en ce sens, il est le puissant manifeste de la poésie (vécue) comme seule vraie forme de Résistance (la sublime exposition d’Hirschhorn le montre aussi) aujourd’hui en littérature, à la fois contre les idiolectes socio-médiatiques et les vrais poètes-de-merde soumis (mais volontaires) aux puissantes joutes de pouvoir (à ces jeux-là, votre serviteur en a souvent perdus des plumes) des jeux du marché littéraire.
Ce livre qui nous met littéralement et dans tous les sens la tête au carré est aussi un véritable uppercut à la gueule de ces vendus de la poésie, admirateurs du jeu des places de parking et du pouvoir médiatique qui les fait tous plus ou moins bien (mouiller ou) bander.
En ce sens, ce nouveau livre du très rare Manuel Joseph (tellement rare d’ailleurs qu’il n’a publié, en seize ans chez POL, que trois livres (son éditeur principal avec Al Dante qui en a publié deux autres)) pourrait tout à fait être le nouveau manifeste ultime de la seule poésie qui véritablement résiste aux nov’langues économiques comme à la poésie qui est passé du col mao au col rotary. Merci Manuel de nous montrer la voie. Merci de nous laisser entrevoir un futur expérimental possible. Un futur de l’ici et maintenant. De l’ici et maintenant indocile et radical.