Dans un livre qui vient de paraître hier en librairie, Libres cours (P.O.L), Catherine Henri affirme : "Il semble que, dans le discours convenu, l’école soit devenue un terrain pour sociologues, terrain dans lequel évoluent des spécialistes que sont les pédagogues, ce qui supposerait donc une frontière entre un dedans et un dehors. Mais si on peut définir un terrain, ce n’est pas par ce qu’il contient, mais par ce qu’il exclut. Ce qui est hors du terrain, ce qu’on choisit de rejeter au-delà des limites, de la frontière, permet de comprendre ce qu’il est" (p. 47). Autrement dit, ce qui se passe entre les murs est une façon de lutter "contre l’insulte, l’indifférence, l’obsession de la jouissance immédiate des objets" (153)… ajoutons : l’ignorance, la violence, l’intolérance… Or, au sein même de l’institution scolaire, nous sommes en train d’assister au passage de la société de contrôle à la société des flux : le rôle de l’École n’est plus de surveiller et punir, mais de mettre en phase les flux d’"apprenants", les flux de savoirs/savoir-faire et les flux du Marché. Son unique fonction de contrôle, désormais, est d’ordre oligarchique et sécuritaire : séparer le bon grain (héritiers) de l’ivraie (mal-nés)…
Dans ces conditions, abattre les murs protectionnistes de l’école, c’est imposer un système néolibéral qui a déjà triomphé dans le supérieur pour des raisons que la raison ne connaît pas, et avec les premiers dégâts collatéraux que l’on connaît : aujourd’hui, place à la compétition entre chercheurs, universités ou instances éditoriales, et à la productivité des Centres de recherche (à bas le qualitatif, vive le quantitatif !) ; au financement des projets par des capitaux privés et à la domination de ces nouveaux patrons que sont les présidents d’université (vive l’autonomie !)…
[Dessin inédit de Joël Heirman, dont on visitera le blog].
Les quatre Évangiles de la nouvelle ÉCOLE
Si, dans son fonctionnement institutionnel, l’École n’a pas toujours tenu les promesses du programme contenu en germe dans son étymologie (skholé : "loisir", et très vite "activité intellectuelle faite à loisir"), une chose est certaine aujourd’hui : ce dernier bastion de résistance aux idéologies utilitariste et consumériste est en train de céder aux derniers assauts d’un pouvoir politico-économique qui a jugé le moment opportun pour lancer une vaste opération de révolution conservatrice. En cette première décade du siècle "hypermoderne", tout indique en effet − dans les discours, les rapports, directives et prospectives − que voici venu le temps d’abattre les murs de l’ancienne École comme les cartes de la nouvelle, dont les quatre évangiles peuvent se décliner au moyen de simples épithètes : pragmatique, la Nouvelle École doit s’ouvrir sur l’entreprise et le Marché du travail ; ludique, elle doit remédier à l’Ennui, nouveau "Mal du siècle" ; stratégique, elle doit être un moyen de lutter contre la fracture sociale et de servir de cache-chômage ; économique, enfin et surtout, elle doit contribuer à diminuer la facture sociale en faisant des coupes sombres dans les effectifs, en baissant le nombre de postes aux concours, en gelant le salaire de ses fonctionnaires-qui-doivent-fonctionner ou l’accès à la hors classe, en gagnant un volume horaire grâce à "l’optimisation" des professeurs stagiaires − qui passent ainsi de six à dix-huit heures de cours par semaine −, en supprimant des professeurs suppléants ou en faisant des économies de bouts de chandelle (par exemple, en réduisant les indemnités des volontaires-désignés au rôle de professeur tuteur, en ne donnant pas tous les moyens nécessaires à l’application de la réforme du lycée, en ne finançant pas certaines options, en ne remboursant pas les étourdis qui ont oublié de valider leurs "frais de mission", etc.)…
Vers une société de la connaissance ?…
À bas les murs, finis les tabous : l’École doit optimiser les moyens mis en œuvre afin de permettre aux "apprenants" de mener à bien leurs parcours différenciés et de réussir leur insertion professionnelle ; l’École doit se moderniser, c’est-à-dire s’adapter aux nouvelles réalités, c’est-à-dire devenir un service public, c’est-à-dire se conformer aux Lois du Marché… Après avoir, le 15 octobre dernier, remis son rapport au président de la République en tant que président de la commission pour la libération de la croissance française, dans Le Monde Éducation daté du 15 novembre 2010, le prophète Jacques Attali précise la nature de la "révolution copernicienne" qu’il faut entreprendre d’urgence.
Vérité n° 1 : tous les chiffres indiquant que "l’élévation du niveau culturel d’une population a un impact direct sur son produit intérieur brut", l’école est bel et bien "le principal moteur de la croissance". CQFD.
Vérité n° 2 : la société de la connaissance qu’il faut mettre en place d’urgence nécessite la maîtrise des "fondamentaux", l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, une offre permanente de formation, un "lien direct" des établissements avec les entreprises et un fonctionnement scolaire calqué sur le modèle de l’entreprise, le chef d’établissement devenant "un vrai patron".
Qui ne voit qu’une telle société de la connaissance n’est qu’un label pseudo-progressiste destiné à nous "vendre" un projet régressiste ? De quoi s’agit-il ? D’un retour réorienté à l’École de Jules Ferry : délivrer un "socle commun" de compétences basiques afin de former "les jeunes" à la dure vie professionnelle qui les attend, de les préparer à être compétitifs sur le Grand Marché économique Mondial… Un seul mot d’ordre : il faut positiver ! Rien ne sert de "corriger", il faut évaluer à point… À quoi bon encore "noter" ? Le Marché pourvoiera à tout !
En fait, la visée de la manœuvre est d’adapter l’École à ce bouleversement de la structure objective des offres d’emplois : le système marchand n’ayant que faire des filières assurant autrefois la mobilité sociale (concours de la fonction publique : administration, poste, SNCF, enseignement) comme, du reste, de toutes les disciplines jugées par trop intellectuelles ou trop orientées vers le seul souci de l’humain, il n’a de cesse de formater une main d’œuvre clonable et polyvalente de techniciens et de techniciens supérieurs du savoir pratique. À quoi peuvent bien servir la recherche fondamentale en mathématiques, en sociologie, en philosophie ou en littérature ? La France souffre déjà du manque d’ingénieurs et d’investissement à long terme dans la recherche. Qu’à cela ne tienne, comme toujours, elle emboîte le pas au Grand Modèle Américain : elle va parfaire un système scolaire pyramidal dans lequel le quantitatif écrase le qualitatif, et s’il lui manque des "cerveaux", elle les importera. Et bien entendu, elle en a les moyens.
À bas les murs de l’École archaïque ! Finis les tabous : l’École ne doit plus ignorer ces maîtres-mots hypermodernes que sont "rentabilité" et "compétitivité"… l’École doit s’ouvrir à la concurrence − entre les états, entre les établissements, entre les professionnels de l’institution… D’où l’imposition d’un travail en équipe qui sera enforcé par la suppression prévue de l’inspection individuelle : rien de plus efficace que l’auto-contrôle inter-individuel, la compétition entre collègues… Le modèle du travail en équipe n’est donc pas emprunté à la recherche scientifique, mais au management entreprenarial. Ainsi, à la performance d’un maître autonome dont l’autorité repose sur le savoir, le savoir-faire et l’intelligence, se substitue l’anonyme prestation du représentant très professionnel d’une équipe "performante-et-dynamique" dopée à la pensée-carrefour (un seul mot d’ordre : il faut positiver ! ). Le système libéral n’est libéral qu’avec les dominants.
Reste la "flexibilité"… Dans son "Pacte de carrière" distribué à la Rentrée dernière, le Ministre de l’Éducation Nationale, M. Luc Chatel, reconnaissait sans ambages : "être enseignant, ce n’est plus exclusivement faire classe". Et pour cause : le professeur nouveau est censé être à la fois pédagogue, psychologue, sociologue, assistant scolaire et social, éducateur, animateur, coach ou voyagiste… Et, comme à la City, dès que son potentiel énergétique mobilisable sera épuisé, il sera sommé de faire place nette… Or, pour cette salutaire reconversion, beaucoup d’appels, et peu d’élus ! Mais là ne s’arrête pas la polyfonctionnalité du "plus beau métier du monde" : le professeur nouveau doit remplacer ses collègues absents, le cas échéant exercer son activité multipolaire sur deux établissements, voire préparer sa reconversion disciplinaire… Ce sera le cas des professeurs de philosophie, si l’on en croit la déclaration de Luc Chatel lors de la Journée mondiale de la philosophie (sic !) organisée à Paris par l’UNESCO (18 novembre 2010) : ces individus dangereux du seul fait qu’ils répandent encore l’esprit critique peuvent s’attendre à enseigner l’Education Civique, Juridique et Social (ECJS) en seconde et première, à intervenir dans les fameux "enseignements exploratoires" créés cette année en seconde ("Littérature et société", "Images et langages" et "Méthodes et pratiques scientifiques") et à voir le contenu intellectuel de leur discipline dilué dans un vaste programme consacré aux "sujets de société"…
On le voit, la société de la connaissance invoquée par Jacques Attali n’est rien d’autre qu’une société de la dépendance et du conformisme, dans laquelle on empêche(ra) les ex-maîtres d’instiller dans les esprits juvéniles de véritables modes et thèmes de réflexion critique en leur faisant subir une rare violence sociale, symbolique et économique : les professeurs de l’ère nouvelle doivent travailler et cotiser plus et plus longtemps, subir des contraintes de plus en plus lourdes (réunions et projets les plus divers, temps de présence constamment rallongé, perpétuel réformisme, etc.), alors même que les examens du Brevet des collèges comme du Baccalauréat ne constituent plus aucun enjeu, que sont dévalués le savoir et l’autorité afférente, que leurs conditions de travail empirent et que leur pouvoir d’achat comme leur temps de vacance décroissent…
Jusqu’à la fin du siècle dernier à peu près − excepté durant les pires épisodes de l’Histoire, où elle a pu relayer les idéologies patriotique et antisémite −, les murs de l’Ecole préservaient les élèves de la violence physique, politique et économique pour, non pas les "couper de la réalité", mais leur proposer ce temps de loisir indispensable à la formation d’un être humain et leur garantir la mise à distance de leurs objets d’étude − distance propre à la connaissance, précisément.
Les murs abattus, que restera-t-il ?
[Articles en relation : "L’Ecole de demain" ; "Bienvenue à Scolutopia"].