En cette fin d’année pré-électorale s’impose à nouveau la question de la « crise » des intellectuels en France.
Mais que font les intellectuels ?
Le Pen arrive au second tour de l’Election présidentielle française, la France est en danger, mais-que-font-les-intellectuels ?
La France est dans un flagrant état d’émeute, la France est en danger, mais-que-font-les-intellectuels ?
La Terre est en flagrant état de pollution et de réchauffement, la Terre est en danger, mais-que-font-les-intellectuels ?
Mais qui pose cette sempiternelle question : « Mais-que-font-les-intellectuels ? » Et de qui parle-t-on ?
Si par « intellectuels » on désigne les « intellectuels médiatiques », il n’y a guère de danger qu’ils « s’engagent » – ce qui s’appelle s’engager – sur des problèmes compromettants. Sommés de s’exprimer, déboussolés, ils se placent infailliblement dans le sens du vent.
Si par « intellectuels » on entend « intellectuels critiques », c’est-à-dire tous ceux qui, quelle que soit leur activité au sein du champ des savoirs et des pratiques esthétiques, recourent à tous les moyens théoriques et artistiques pour porter un regard critique sur notre société, alors la réponse à cette sempiternelle question est simple : ils ne font rien d’autre que d’agir pour nous faire réagir – cette action et cette réaction étant bien entendu spécifiques.
Ainsi ont fait, font et feront des auteurs défendus par Al dante, Le Bleu du ciel, Comp’act, La Découverte, Le Dernier Télégramme, La Dispute, L’Esprit des péninsules, è®e, Farrago, Galilée, Hermaphrodite, Inventaire/Invention, Léo Scheer, Libr-critique, PPT, Les Presses du réel, Ragage, Raisons d’agir…(Mais il ne s’agit évidemment pas ici de prétendre dresser le long inventaire des auteurs et des éditeurs critiques).
Parmi les nombreuses oeuvres récentes qui peuvent être qualifiées de critiques, je ne prendrai que quelques exemples. Outre les effets critiques que j’ai analysés dans Peep-show de Christian Prigent et Nouvel âge de Patrick Bouvet, et les parasitages des discours hégémoniques entrepris par cette machine ludique de guerre que constitue Talkie-Walkie (cf.La revue des revues, n°38, juin 2006), j’aimerai revenir brièvement sur un roman de Pierre Jourde, dont sera exposée ci-après la position sur la controverse littéraire : Festins secrets (L’Esprit des péninsules, 2005), qui met en scène un « homme sans qualités » au pays des ogres (à savoir, le Système de l’Education nationale, mais également les caïds comme les notables de la petite ville de Logres) en se rattachant à la modernité critique par son indétermination générique, sa polyphonie et sa polymodalisation, mêle satire carnavalesque, humour, ironie, pathétique et tragique apocalyptique, sans oublier roman zolien, récit fantastique, écriture du fragment, journal, ou encore autofiction, pour nous interroger sur une crise des représentations sans précédent qui affecte aussi bien notre intégrité mentale que notre culture et nos rapports sociaux et amoureux.
Et si les « intellectuels critiques » sont pour la plupart quasi invisibles par et dans les médias, qui empêche ces derniers de les écouter, de les lire, voire de les inviter ? Pourquoi ne donner presque exclusivement la parole qu’aux chercheurs-de-consensus, aux intelloshowmen et aux intellobusinessmen ?
Le SILENCE-DES-INTELLECTUELS
Le SILENCE-DES-INTELLECTUELS est avant tout le fantasme – masqué par des questions faussement naïves, faussement effarouchées, franchement inquisitrices – que nourrissent en toute mauvaise foi tous les esprits positifs, tous les dominants et leurs chiens de garde.
La tactique est bien connue :
1) on décrète le SILENCE-DES-INTELLECTUELS;
2) on les remplace par des pseudo-intellectuels qui animent de faux débats.
D’ailleurs, les « responsables » des sphères homohégémoniques (Derrida) ont bien compris, qui s’adressent directement aux Français et leurs hérauts (Bové, Hulot, et tous les showmen enregistrés par les baromètres de l’Air du temps). Exit les « intellos » : la politique, l’information et le monde des livres sont choses trop sérieuses pour les leur abandonner.
L’intellectualisme est comme le communisme naguère et le terrorisme aujourd’hui : l’épouvantail qu’on agite pour mieux rallier (railler !) les masses. L’intellectualisme est comme le schmürz de Vian : un exutoire à toutes nos failles, nos lâchetés, nos incompétences – à notre bêtise crasse.
A vrai dire, la société spectaculaire ne saurait supporter la mise en crise que proposent les intellectuels critiques : si « crise » il y a, elle est due au déni de cette crise du sens positif qu’ils déclenchent, au mépris et à la méprise qui les concernent.
Signe de ces temps de mé-crise, les univers sociaux (enseignement, journalisme) d’où, au siècle dernier, émanaient de nombreux intellectuels, n’ont aujourd’hui de cesse que de réduire leurs recrues au rang d’éléments systémiques, d’instruments : la presse-productiviste a besoin de techniciens compétitifs de l’information pratique; l’Education-productiviste a besoin de techniciens compétitifs de la formation pratique, formés à lutter-contre-la-fracture-sociale (enseignement secondaire jusqu’aux premières années d’université) et à faire fonctionner les pôles de compétitivité scientifique (recherche).
Pour une réflexion plus approfondie sur les intellectuels critiques, on me permettra de renvoyer à un long article paru dans la rubrique « Recherche » le 20 janvier dernier – et dont paraîtra une nouvelle version début 2007.
Interdit de controverses
Dans le dernier numéro de la revue Conflits actuels (n°17 : « Controverses »), déjà présenté [ici], Frédéric Guillaud pose cette question salutaire : « Y a-t-il une vie intellectuelle en France ? », et Pierre Jourde cette constatation : « La controverse littéraire introuvable ».
À la question « Que font les intellectuels ? », Frédéric Guillaud répond : de l’agitation pour les animateurs de la vie intellectuelle, « à savoir les journalistes, experts médiatiques, économistes, sociologues, psychologues, politologues, littérateurs, acteurs engagés, chanteurs militants et autres grandes consciences » (p.7); visiblement rien pour les autres, vu le « caractère quasiment underground de la vraie vie intellectuelle en France ».
Aux premiers, donc, il reproche un moralisme irréaliste qui a engendré « ces deux monstres de la pensée que sont les « idées généreuses » et les « arguments réactionnaires » » (p.8). Autrement dit, une « parole idéologique » dont il montre les ravages en examinant intelligemment plusieurs « sujets de non-pensée », et qu’il explique ainsi : au rationalisme universaliste s’est substitué un « subjectivisme humanitaire anti-politique », idéologie qui, bien que ne provoquant pas mort d’hommes, s’avère néanmoins pernicieuse, dans la mesure où c’est l’homo sapiens sapiens qu’elle remet en question par son anti-intellectualisme et sa disqualification des choses de l’esprit au nom de la liberté et de l’égalité. Aussi, pour l’auteur, n’y a-t-il plus de véritable débat intellectuel, les discussions étant contaminées par cette nouvelle bien-pensance anti-élitiste, « le relativisme hypermoderne », et par les partis pris claniques qui remplacent le dialogue par des réactions irrationnelles.
Pierre Jourde, quant à lui, pose d’emblée cette question : « La libre critique est-elle possible dans le champ littéraire français contemporain ? » (p. 76).
Pour être empirique, son analyse sociologique n’en est pas moins pertinente. S’appuyant sur son expérience et les « quatre figures d’intimidation culturelle qui, d’après Jean-Philippe Domecq dans Le Pari littéraire (éditions Esprit, 1994), sévissent dans les champs picturaux et littéraires » (« l’argument psycho-social de l’envie et du ressentiment, l’argument tactique du complot, l’argument politique du « fascisme », et enfin le refus de discuter sur le texte même de la critique pour ne considérer que d’hypothétiques intentions »), le romancier et polémiste passe en revue les mécanismes de censure qui tendent à imposer à tous le consensus, et aux esprits forts le silence : la « censure journalistique » – dont il a été victime avec La littérature sans estomac (L’Esprit des péninsules, 2002), qui protège les intérêts des médias et des maisons d’édition, mais aussi l’occupation du terrain par de pseudo-débats autour de la violation de la vie privée, du racisme ou de la pédophilie, et surtout l’annexion de l’imagerie moderniste par le Marché, qui fait passer « l’exhibitionnisme littéraire contemporain, l’industrialisation de la confidence intime, pour un acte d’insoumission » (p. 82), et ce différencialisme individualiste qui finit par préférer le témoignage au jugement par respect aveugle de la soi-disant singularité. Et, ajoute le critique, « comme toute idéologie, celle-ci convainc ceux qui en sont les porteurs qu’ils n’obéissent pas aux intérêts objectifs du système, mais à des motivations honorables et idéalistes »…
Débat
Parce que, contrairement à ce que laisse entendre Arnaud Hurel dans l’éditorial de Conflits actuels, Libr-critique ne pense pas que l’activité sur internet soit « un exercice essentiellement solitaire de la communication », nous invitons tous nos weblecteurs, suite à leur lecture de « L’intellectuel critique« , à entrer dans le débat, et à participer à cette critique nécessaire.