► Serge DOUBROVSKY, Un homme de passage, Grasset, janvier 2011, 555 pages, 23 €, ISBN : 978-2-246-78366-4.
► Régine Battiston et Philippe Weigel dir., Autour de Serge Doubrovsky [ASD], Orizons, coll. "Universités/Domaine littéraire", été 2010, 236 pages, 24 €, ISBN : 978-2-296-08766-8.
► Dalhousie French Studies [DFS], Dalhousie University, Halifax (Canada), volume 91 : "Serge Doubrovsky", sous la direction de Isabelle Grell, été 2010, p. 1-130, ISSN : 0711-8813.
Après avoir constitué le sujet du premier colloque organisé en France exclusivement sur son œuvre (Université de Haute-Alsace, Mulhouse, mars 2008), puis d’un numéro spécial de la revue Dalhousie French Studies dirigé par Isabelle Grell, aujourd’hui même SD est l’un des invités d’honneur du colloque "Genèses d’autofictions" dirigé par la spécialiste Isabelle Grell, cofondatrice de Autofiction.org à laquelle rend hommage l’écrivain à la page 134 d’Un homme de passage – livre dont le sujet SD est la matière et dont le caractère testamentaire est d’autant plus inscrit dans le titre que, significativement, il commence par "Je n’en peux plus" et s’achève sur "DISPARITION".
De la Nouvelle Critique à l’autofiction
Si, jusqu’au Livre brisé (Grasset, 1989, prix Médicis), on s’intéresse avant tout au critique SD, de plus en plus depuis une vingtaine d’années on se concentre sur l’écrivain SD : en témoigne ces deux volumes, dans lesquels seuls deux articles portent sur l’activité critique. Laquelle trouve à s’exercer à propos de l’œuvre même, sous la forme, externe, d’un épitexte auctorial, ou, interne, d’un métatexte. Dans "L’Initiative aux maux" (ASD, p. 83-92), Philippe Gasparini montre à quel point le maître de la Nouvelle Critique abuse de sa double autorité d’essayiste universitaire et de romancier lorsque, dans une section de Parcours critique (Galilée, 1980), il rend compte lui-même de Fils (Galilée, 1977), première autofiction dans laquelle il adopte la triple posture qui convient à son public universitaire ("avant-gardiste, freudien et post-soixante-huitard") : ce "geste d’auto-critique" qui expose aux lecteurs la genèse et l’exégèse de Fils atteste une volonté de maîtriser l’ensemble du processus littéraire qui en a agacé plus d’un – dont le renommé Philippe Lejeune. Dans Un homme de passage, comme dans ses récits précédents, l’écrivain-critique revient sur la matière et la manière de ses autofictions, tout comme sur ses essais critiques.
Comment s’étonner, dans ces conditions, que celui qui a par ailleurs été un spécialiste internationalement reconnu de la sextualité offre à ses lecteurs un plaisir auto-érotique ? C’est ce que suggère subtilement Frédérique Toudoire-Surlapierre dans "Autocritique. Hétérosexualité" (ASD, p. 197-212). À ces divers effets de miroir s’ajoute, pour Isabelle Grell, la spécificité de l’écriture de soi propre à SD : "Grâce à Serge Doubrovsky, c’en est terminé, en autobiographie, et ceci une fois pour toutes, de la volonté de chercher à faire du texte ce miroir lisse dans lequel l’auteur rechercherait (vainement) son reflet. Chez cet écrivain, le miroir est aux alouettes. Car Doubrovsky EST le livre ET le miroir. Son œuvre : une mise en abyme d’un soi qui se consomme, se consume dans l’écrit. Ses livres se lisent et se vivent comme un cancer bénin" (DFS, p. 3). Après Leiris, Sartre ou Perec, et avant le Nouveau Roman, par sa pratique de fictionnalisation de soi, d’egoscription, SD sonne le glas de l’autobiographie comme totalisation de soi.
L’homme fêlé
Dès lors que toute mémoire est lacunaire et l’identité minée par l’altérité, l’autofiction est "autofraction" (Sylvie Loignon, ASD, 61-72) ou "allofiction" (Armine Kotin Mortimer, ASD, 93-105). Aussi d’autres chercheurs se penchent-ils sur "les formes de l’hétérogène" (Annie Pibarot, ASD, 107-117), la fascination de SD pour le gouffre (Marie Darrieussecq, DFS, 45-53), ou encore le « "je" de piste» (Catherine Ponchon, DFS, 71-78). Trous de mémoire, faille identitaire, vide de l’absence, texte troué, attrait pour la vertigineuse béance féminine… La série fait sens : de l’angoisse existentielle, sexuelle et textuelle au plaisir du sexe et du texte… "le trou la fente la fêlure […] avec Freud ou sans Freud" (408)… Salut par la psychanalyse ? "La psychanalyse ne supprime en rien la tragédie. Ni le destin" (102).
Au reste, dans Un homme de passage, Serge Doubrovsky insiste sur son incomplétude et sa dualité : "il faut toujours qu’une moitié de moi me manque" (82) ; "ma fêlure toujours coupé en deux" (82). L’entre-deux caractérise en fait le sujet SD : Serge/Julien, être/néant, identité/altérité, masculin/féminin, humanité/animalité (cf. Sylvie Loignon, "Faut-il être bête… Le bestiaire de Serge Doubrovsky", DFS, 29-38), France/USA, Eros/Thanatos, autobiographie/fiction, auto- (fiction, critique, érotisme) / hétéro- (généité, sexualité)… Nous avons bel et bien affaire à un homme de passage, c’est-à-dire en perpétuel transit entre les continents, les femmes, les livres, les pôles de sa personnalité…
L’un contre l’autre
"Toi, mon petit, tu es un tendre [propos de la Mère]. Grandes amours, passions féroces. […]. La Femme. Les femmes de ma vie. Femme, pour moi, mon destin. Écrit. Avec une majuscule" (Fils, Galilée, 1977, p. 262).
"Les femmes ne nous donnent pas seulement la vie à la naissance, Elles nous aident aussi à renaître. À revivre" (Un homme de passage, 512).
Le titre de son premier récit, "L’un contre l’autre", écrit alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années et resté à l’état de manuscrit non publié, ne renvoie pas à un réflexe identitaire contre l’aliénation, mais à sa Passion pour les femmes. N’existant que par et pour elles, "l’homme couvert de pages, de femmes" (145) dédie chacun de ses sept romans aux femmes qui ont jalonné son existence : "une femme doit être avant tout romanesque" (p. 475 ; cf. Damien Zanone, « "Ma femme est romanesque" – Serge Doubrovsky et ses femmes », ASD, 119-123). À cet égard, la dédicace d’Un homme de passage s’avère tout à fait révélatrice : "Pour Elisabeth sans qui ce livre n’existerait pas / à ma sœur et à mes filles". Mère, sœur, filles, épouses, maîtresses… le texte offre un impressionnant défilé féminin, avec déchirements, scènes de "baise", hontes et fiascos contrebalançant le côté macho de "cette bête-homme, ce satyre qui débusque les femelles" (I. Grell, DFS, p. 3). Claudia, Rachel, Ilse, Elisabeth… Elisabeth, c’est sa dernière épouse, celle du déclin sexuel, celle qui "A SACRIFIÉ SON CORPS À SON CŒUR" (544)
La fin de l’âge sexuel est l’acte ultime et extrême de sa tragique dualité humaine : "PLEIN D’ELLE", il est "à jamais PRIVÉ D’ELLE" (543). S’il ne peut être (avec/dans) une femme, il "INEXISTE" (408), a "un avenir de cul-de-jatte" (529)… Le "coureur ou salaud" (150) ne recule pas devant ce terrible aveu : "LES FEMMES ME DÉPASSENT comme homme comme écrivain du coup phrase horrible du Livre brisé je tue une femme par livre c’est réciproque une femme par livre me tue" (408). Un calembour va jusqu’à métamorphoser le point de vue des femmes en surmoi : "elles ont leur mot à dire sur moi. Surmoi, j’en ai un, comme tout le monde" (149). C’est que SD existe entièrement au féminin : homelette, dit le Père ; "il a un côté féminin", dit la Mère (485)…
La vie derrière soi
"C’est ça, une vie, tous les niveaux s’entremêlent" (Un homme de passage, 439).
"Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois" (Marcel Proust, Le Temps retrouvé ; cité en exergue).
"j’ai déjà vécu tant de morts au cours de mon existence, arriver en vue de mes 80 ans a été si improbable, pas de doute, j’ai eu une sacrée baraka" (211).
D’emblée, s’apprêtant à quitter, avec son poste de professeur d’université à New York, un pays où il est arrivé en 1955, l’octogénaire SD (né en 1928) prend conscience qu’avec "ce départ irréversible vers l’autre rive" (145), contrairement à Romain Gary, c’est sa "vie derrière soi" (35) qu’il va explorer – non pas d’un point de vue synoptique, mais par "zigzags" : dans Un homme de passage, "morts", "images", "scènes"… fantômes et fantasmes sont invoqués par un narrateur qui évoque les trois facettes de son personnage, "professeur, écrivain, père" (235). Puisque la mémoire se joue de lui, il joue avec elle. Cette mémoire stratifiée lui permet d’établir des parallèles entre diverses périodes de sa vie, la pierre de touche biographique étant la tache aveugle de son histoire comme de l’Histoire contemporaine : sans domicile à Paris dans l’après-guerre, il se perçoit comme un juif errant, heimatlos (124) ; le 11 septembre 2001 ravive le souvenir de la Seconde Guerre Mondiale ; son impuissance sénile est vécue comme une déchéance liée à la Shoah ("J’ai cessé d’être UN HOMME. Je suis devenu ce que les Boches voulaient que je sois, EIN UNTERMENSCH, EIN UNMENSCH" – 529)… Il faut dire que, depuis novembre 1943 où il a échappé de peu à la rafle fatale, il considère sa vie comme miraculeuse, autant d’"années de rab" (200)… Rescapé de l’Enfer il réchappe ensuite de la tuberculose, du cancer… C’est dire que le corps jouissant se double d’un corps souffrant.
Si le ressassement, la culpabilité et la spatialisation du temps sont proustiens, la comparaison s’arrête là. Celui qui se prenait "un peu pour Proust" (235) préfère la fulguration à la reviviscence : "un souvenir n’est jamais du réel, il n’y a de temps que perdu. Celui qu’on retrouve n’est pas une résurrection, récit continu, suite logique. Une simple phosphorescence, qui se dissipe aussitôt dans la nuit. Mais l’instant qu’elle dure est éblouissant" (71). Se fondant sur une conception phénoménologique du sujet, il ne peut que s’opposer à l’essentialisme proustien : "Cogito ergo sum, mon être est pure présence instantanée à soi. Cogito ergo somme, je suis aussi la totalité dispersée de tout ce que j’ai vécu. En désordre, par morceaux, sans jamais atteindre la souveraine solidité du Temps retrouvé proustien" (149). C’est donc logiquement qu’il prend le contrepied du style hypotaxique : "À l’inverse de la phrase proustienne, qui s’étire dans les complexités infinies de la syntaxe et tisse un texte aux modulations les plus subtiles, moi, la syntaxe, il faut que je la casse" (339). Céline contre Proust. Son phrasé discontinu mêle blancs, mots capitalisés et fragments narratifs/discursifs ; ce flux syncopé est dynamisé/dynamité par de multiples télescopages, paronomases, calembours, dérivations, assonances et allitérations, mots-valises… C’est pourquoi, dans Les Brouillons de soi, Philippe Lejeune a pu parler d’"autobiographie à contrainte" (Seuil, 1998, p. 132) ; Philippe Gasparini, lui, y voit "une technique laborieuse" (ASD, 91). [Cf. également Michel Erman, "Doubrovsky du côté de chez Proust : une lecture intertextuelle", ASD, 125-135]. SD, quant à lui, considère que son "écriture consonantique" produit "une déconstruction féminisante du logos" (Parcours critique, 199)… Du féminin, encore et toujours.
Merci cher ami.