[Dossier Varetz - 2/3] Nouvelles d'outremonde...

[Dossier Varetz – 2/3] Nouvelles d’outremonde…

novembre 22, 2011
in Category: entretiens, UNE
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Après avoir lu l’incipit de son prochain roman, Bas monde (à paraître chez P.O.L en avril 2012), nos Libr-lecteurs vont pouvoir faire plus ample connaissance avec Patrick Varetz (né en 1958) dans cet entretien, avant de revenir sur son remarquable premier roman (Jusqu’au bonheur, P.O.L, 2010) dans une chronique qui viendra clore ce dossier.

FT : Tu as publié un premier roman à l’âge mur : pourrais-tu nous présenter ton parcours d’écriture ?

PV : Il y a 25 ans, j’envoie un roman. Un type de chez Flammarion — Michel Nuridzani, je crois —, me répond que c’est à coup sûr le livre d’un écrivain et qu’il s’engage à publier le suivant. De suivant, il n’y en a pas. Mes petites histoires ne m’intéressent pas, je n’ai rien à dire. Alors, pourquoi écrire ? Au fil du temps, j’essaye de remettre ça, mais je retravaille à l’infini les mêmes pages. J’ai la nausée qui me remplit les doigts. Je manque de courage. Passé la quarantaine et la dépression qui s’impose, je me dis que si je ne m’y mets pas sérieusement, je vais me manger les couilles et avoir une fin de vie difficile. J’ai la trouille. J’écris 400 pages sans me relire et de cette bouillie, à force de réécritures, j’en tire 180. J’envoie. Je commence à trouver le process et le plaisir, j’attaque un deuxième bouquin. P.O.L manque de le prendre. Un troisième, puis un quatrième. Celui-là P.O.L me le prend : Jusqu’au bonheur (2010). Moi, qui ai démarré dans l’écriture blanche et chichiteuse des années 80, je suis parvenu — à force de rétention —  à produire quelque chose d’incarné, qui a de la matière, du corps. Une écriture de l’intérieur, directement connectée à la mémoire des sens. A l’intérieur, c’est très noir — ça l’a toujours été —, mais je suis enfin capable de m’y jeter sans retenue. J’ai trouvé le process : je suis tout entier dans le plaisir des mots et peu m’importent les abominations que je raconte.

FT : Et que penses-tu faire des précédents manuscrits : les laisser dormir ou les reprendre/retravailler ? Par ailleurs, cette « écriture de l’intérieur » est très empreinte de spiritualité, non ? Après ma lecture de Jusqu’au bonheur, ce sont ces voix qui, du reste, m’ont hanté – si bien qu’il m’a fallu un certain temps avant de pouvoir écrire sur ce livre d’outremonde…

PV : L’écriture — sa tenue, sa fluidité — ne s‘est pas encore trouvée dans ces textes : les retravailler exigerait trop d’énergie. Autant passer à autre chose, avancer. Je reprendrai peut-être les titres et certains thèmes.

Pendant longtemps, je pense que ma vie s’affranchit de toute dimension spirituelle, jusqu’à ce que l’écriture m’ouvre d’autres yeux. Très vite, dans mes histoires, j’adopte un point de vue qui outrepasse les limites de l’existence (car le roman permet tout) : je parle d’une voix qui se situe au-delà de la mort ou en deçà de la naissance. La voix qui s’élève en moi s’extrait du chaos, des ténèbres. En exergue de Bas monde, le roman à venir, je place cette phrase de François Augiéras : Je n’étais qu’une voix hantée par l’avenir, bien décidée à vaincre. Dans Jusqu’au bonheur, la voix décrit peut-être — rien n’est tranché — les premiers cercles de l’enfer : le retour, à force de renoncements successifs, vers l’indifférencié. Cette obsession des origines — qui traverse les cultures, et que l’on retrouve aussi bien dans la Bible que dans les Upanishad — interroge directement l’animal religieux qui est en moi.

FT : De ton horizon spirituel, passons, si tu le veux bien, à ton horizon intellectuel…

PV : Je fais longtemps l’impasse sur le roman français contemporain, que j’assimile en bloc — très arbitrairement — à des petites histoires bourgeoises étriquées, développées dans des structures convenues. Le roman n’a pas de règle et l’auteur y est tenu à la plus extrême liberté. Voilà pourquoi, pendant longtemps, je pense que la littérature est forcément américaine, russe, d’Europe centrale, de partout, mais surtout plus d’ici où règne satisfaction et condescendance. La France, berceau de la littérature : mon cul. Pour donner un seul exemple, le roman contemporain, selon moi, c’est — encore aujourd’hui — William Gaddis avec Les Reconnaissances. Le roman est fait pour excéder le roman : Les Démons de Dostoïevski, Le Château de Franz Kafka, La Montagne magique de Thomas Mann, La Famille royale de William T. Vollmann. Les indépassables dépassements ne manquent pas. Heureusement, mon horizon intellectuel s’éloigne et s’ouvre à mesure que j’avance. Aujourd’hui, je découvre avec bonheur Hubert Lucot et je révise la sévérité de mes jugements sur le domaine français auquel — il faut bien le reconnaître — je ne connais pas grand-chose. À parler d’horizon, finalement, je préfère évoquer tout ce que j’ignore et qui se présente devant moi. Aujourd’hui, c’est la poésie contemporaine qui me stimule, et Christophe Tarkos rejoint mon petit panthéon des passeurs et grands dépasseurs de limites.

FT : Dans ma chronique, je signale en effet le rapport à Kafka (univers absurde, relation à la figure paternelle…)… La Colonie pénitentiaire a dû te marquer, non ?

PV : C’est après coup que je plonge dans la littérature concentrationnaire : Primo Levi, Robert Anthelme, Imre Kertész, Varlam Chalamov… Quand j’écris, je veux demeurer maître de mon imagination, j’évite de me documenter. Pour être franc, c’est une fois achevé Jusqu’au bonheur que je lis pour la première fois La Colonie pénitentiaire. De Kafka, je retiens surtout — et je m’approprie — le rétrécissement du réel. Le narrateur évolue dans un univers dont il ne détient pas les clés : c’est ce qui provoque en lui ce sentiment d’étrangeté, d’angoisse. Ce qui me frappe le plus, ce n’est pas l’absurde, mais plutôt l’impuissance qui domine Joseph K ou Gregor Samsa.

FT : Indépendamment de Kafka, quel est ton rapport au fantastique ? Car, dans Jusqu’au bonheur, si le lecteur ne sait pas toujours dans quel monde il se trouve ni même qui parle exactement, la voix narrative, quant à elle, ne sait pas toujours faire le départ entre réalité et hallucination…

PV : Je ne crois pas au réel. Je témoigne de la porosité entre le monde sensible et l’imaginaire, là où la sphère des vivants jouxte celle des morts. L’existence relève selon moi de l’hallucination, et non du surnaturel comme le laisse entendre le fantastique. La frontière est mince, parfois dangereuse. Si je devais faillir, je tomberais du côté anglais. Je dois faire attention. La spiritualité n’induit pas le fantastique, mais plutôt une dimension métaphysique. La voix que je produis est à la fois antérieure, intérieure et postérieure.

FT  : Les lecteurs qui, après avoir lu Jusqu’au bonheur, découvrent sur Libr-critique l’incipit de ton prochain roman, Bas monde, ne peuvent manquer de percevoir les caractéristiques de ton univers : une interrogation aussi bien à l’échelle individuelle que collective sur les origines, la culpabilité, l’aliénation… l’articulation entre discours, polyphonique ou non, et folie et/ou thérapie…

PV : Mon univers — le terme m’apparaît bien présomptueux —, je le découvre à mesure que se fixent mes obsessions. Le bonheur — ou plutôt notre inaptitude au bonheur — est un thème qui me poursuit : inscrit dans le titre du roman précédent, il court encore dans Bas monde. Né avec la société de consommation, j’appartiens à une génération condamnée à être heureuse. Seulement voilà, l’utopie qui nous porte depuis la fin des années cinquante se révèle aujourd’hui négative (nous nous apprêtons à vivre, avec près de 30 ans de retard sur Orwell, une dystopie totalitaire). Un idée m’obsède : ceux qui faillissent à l’obligation de réussite imposée par le libéralisme finiront par être éradiqués, car ceux-là sont coupables. C’est le postulat que je développe dans Crevards  : un texte inédit d’une soixantaine de pages, postérieur à Jusqu’au bonheur, et que je publierai peut-être un jour. Culpabilité et aliénation, bien sûr : car le Je irrémédiablement est appelé à s’effacer devant le Nous. Asservis par nos maîtres, nous aurons le plus grand mal à nous affranchir de nos directeurs de conscience. Le monde que j’entrevois est un monde sans amour, dominé par la violence et la folie : la violence de mon père et la folie de ma mère. C’est de là d’ou je viens, ce sont mes origines.

FT : Enfin, pour ce qui est de ton rapport à l’espace littéraire actuel, le fait que tu te sois mis – avec talent du reste – à l’écriture critique est des plus révélateurs : il y a là une authentique curiosité… Parmi les auteurs que tu as découverts : Desportes, Courtoux, Bertin, Brosseau… Novarina ? d’autres ? Dirais-tu qu’ils demeurent à la périphérie de ton univers ou qu’ils le nourrissent ?

PV : Je suis bien incapable de produire une quelconque écriture critique. J’essaye simplement de partager ce que j’aime, en me fixant deux règles strictes : éviter le jeu de miroirs — trompeur — des références (évoquer x ou y pour mieux faire comprendre z), et m’abstenir de réduire le texte, en le résumant, à son seul contenu narratif. En fait, j’éprouve une affection réelle pour les écrivains que je rencontre. C’est ce qui m’a amené à écrire sur Patrice Robin et sur Jérôme Bertin. J’en ferai sans doute de même pour Dominique Quélen, Charles Pennequin ou Jacques-Henri Michot. Le manque de temps m’oblige à opérer des choix de cœur, tant je suis affamé de livres. Les auteurs que j’avale, pour disparates qu’ils soient, nourrissent mon envie d’écrire, absolument pas mon univers. Je suis comme eux, j’imagine, je pêche par orgueil et je tente d’émettre une voix singulière.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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