Je profite de la sortie du nouveau livre de Jérôme Bonnetto coécrit avec Claire Legendre, Photobiographies, aux éditions Hors-Commerce, pour mettre en ligne la chronique portant sur son précédent livre Vienne le ciel, publié aux éditions L’Amourier.
Vienne le ciel est un roman. La compréhension première devrait donc porter sur son histoire. Toutefois, ce serait passer à côté de son montage, ou plus précisément d’un travail de développement du récit, lié à la photographie, celle-ci posée tout à la fois comme saisie et comme développement littéral du texte.
Ce qui est au coeur du récit de Vienne le ciel tient à un double regard, qui se croisent à partir de la photographie. Deux regards aimant, aimant la même femme, les aimant aussi tous les deux, à la fois amante et mère, amante pour l’un, mère pour l’autre. Le récit de J. Bonnetto s’articule dans ce croisement, met en jeu ce croisement dans la juxtaposition des paragraphes.
Ainsi, on suit, sans trop le savoir pendant un certain temps, ceci troublant avec justesse la perception de l’histoire, à la fois la relation d’amante d’Ada Krocinova avant la naissance de son fils jusqu’à son accouchement et la relation du fils à sa mère et ceci jusqu’aux derniers instants de vie de celle-ci, jusqu’à cette mort qu’elle lui demande de donner, celle-ci ne pouvant être véritablement sa mère, préférant être femme passionnée demandant la mort à celui qu’elle aime, né de sa chair. Récit qui croise sans le dire deux temporalités disjointes, dont la première est cause de la seconde, disjointes mais qui se rencontrent, comme recto et verso d’une seule existence, celle d’Ada.
Mais derrière l’histoire de cette double passion, celle de deux hommes distincts pour une même femme, selon deux modalités séparées, ce qui se joue c’est davantage la rencontre du regard de ces deux hommes : le premier, l’amant qui photographie, le second, le fils qui regarde les photographies. Le premier “ la cadrant, la visant d’amour”, le second, oubliant, parfois, “ l’espace d’un instant qu’il était son fils”, ouvrant la boîte de Pandore de ces photographies que l’autre a prises d’elle, sentant alors “à l’intérieur de son ventre les premiers effets de cette bile indélogeable qui lui pourrissait les entrailles et alimentait fiévreusement les limbes infinis de sa solitude”.
Les deux hommes sont unis autour de la photographie, deux regards opposés, l’un saisissant la femme dans sa jeunesse, l’autre observant cette saisie une fois l’histoire achevée, une fois la femme, devenue mère et précipitée dans la mort du fait de la pierre qu’il a lui-même jeté sur elle.
C’est donc bien la question de la photographie qui est ici en jeu dans ce récit, photographie qui porte sur la passion de l’altérité, non pas celle seulement du corps, mais celle aussi du temps. Ce roman donnant alors à lire ce qui anime J. Bonnetto, qui loin de seulement écrire sur la photographie, la pratique lui-même, comme nous pouvons le voir sur son site.
La photographie n’est donc pas seulement un prétexte de l’histoire, mais est la médiation poétique de la construction du texte. Toute la force de ce roman comme je vais maintenant l’expliquer tient à sa structure, qui si elle paraît éclatée, cependant est d’une remarquable maîtrise, d’autant plus que le texte est condensé, se développant sur peu de pages.
Le parti pris de J. Bonnetto est d’interroger le regard sur la photographie et la différance qu’il y a entre d’un côté celui qui photographie et de l’autre celui qui regarde la photographie, qui se laisse hanter par son insistante mémoire, sans pouvoir s’y refuser. Une telle perspective supposant alors de lier ces deux regards par un affect intensifant la relation à chaque fois singulière.
Le premier affect, celui de l’amant, est lié à l’emprise sur une femme. Ce premier, “sans nom”, que l’on ne connaît que par l’épreuve sensible d’Ada, est celui qui saisit, qui fixe, qui hypnotise la femme par l’objectif, qui n’a de relation que photographique, disparaissant derrière elle, au sens où Ada si elle l’aime, ne dépeint surtout que cette entreprise répétée de captation d’elle-même, la photographie devenant le seuil initiatique à leurs étreintes. Le second, Alexandre, fils, aimé et aimant, est lié à la mère par un désir que J. Bonnetto décrit comme antérieur à l’inceste. Il ne souffre pas “d’un traumatisme bien connu, d’une pathologie classique mis en lumière par Dr Untel”. Leur relation n’est pas oedipienne, elle serait davantage de l’ordre de la surdimension bataillienne du désir. Désir qui, dans le souvenir de sa mère morte apparaissant vivante dans la fixité de la photographie et de la mémoire, le lie au seul passé, à sa répétition : lui-même devient photographe et répète inlassablement une même photographie, toujours au même lieu, avec des femmes qui en ignorent les motifs : saisir ce fantôme diaphane de la mère sous la muraille où elle mourut. Alexandre est “juste un espace et un temps” écrit J. Bonnetto “mais un espace et un temps piégés, retenus et dilués dans un autre espace et un autre temps qui à la fois le précèdent et l’avalent”.
La photographie est ainsi le révélateur où l’histoire apparaît, se construit, se découpe, comme les ombres et les lumières apparaissent dans le bain de développement. Et le montage textuel, est ce moment où les différences de lumière dues à l’exposition se dessinent.
Cette logique du développement est redoublé par les fragments de l’histoire de la photographie qui viennent s’insérer tout au long du double récit et qui viennent en ponctuer les intensités par des jeux de miroir. C’est selon ce principe qu’est révélée — il me semble — une des clés de l’écriture. Ainsi on peut lire :
“ L’obturateur focal ou obturateur à rideau est monté sur la chambre photographique aussi près que possible de la surface sensible ; il se compose de deux rideaux en tissu noir opaque ou de lamelles métalliques, formant une fente de largeur réglable, qui se déplace à une vitesse constante devant l’émulsion, pendant la prise de vue. Cette vitesse de défilement est réglée, selon les types d’obturateurs, par un mécanisme approprié ou par un mécanisme asservi à un système électronique de régulation. Les vitesses d’obturation dépendent de la largeur de la fente de l’obturateur et s’échelonnent de plusieurs secondes à 1/4000 de seconde”(p.31)
Clé de lecture, car clé des fragments, chaque fragment étant en quelque sorte comme la saisie d’un temps de pause de ce qui là, à ce moment là, se déroule. Ainsi, si l’ensemble structuré est à considérer comme un seul et unique tirage, toutefois, ce tirage se déplie lui-même comme un jeu de prises de vue.
Ici cela rejoint les travaux photographiques que fait J. Bonnetto. Lui-même insistant sur la question de la vitesse d’obturation de chaque prise, comme cela peut se voir exemplairement dans au point.
Vienne le ciel est ainsi — je crois au sens strict — un roman photographique posant la question de la mémoire, de l’image qui hante l’esprit tout en étant de nouveau jouée selon l’artifice de la narration.