Dumitru Tsepeneag, Le Camion bulgare, trad. Nicolas Cavaillès, P.O.L, automne 2011, 256 pages, 19,80 €, ISBN : 978-2-8180-0863-8.
Neuf notes pour un passionnant parcours critique en zigzags signé Daniel Pozner. /FT/
1.
Je voudrais parler d’un cercle (ou deux, ou…). Dans Le Camion bulgare, Dumitru Tsepeneag se plaît à partir d’un réalisme pointilleux, précautionneux, excessif et tout d’un coup, voilà : en plein rêve.
On dort, on dort enfin. Enfin ? Irréel ? Dormir ? Qui dort ? Jamais aussi pointilleux – ou en pointillés ? Dors-tu si bien ? Le réel – dormir ? Voudrais-tu ?
Et tu décris, sais-tu où tu vas ? Eh non, prétends-tu. Mais nous y mènes. (Deuxième cercle !) Guide taquin qui insolent commente la route qu’il dépave – où je suis si bien, perdu, à courir, guidé par un pantin.
Un troisième cercle. Il se répète, Tsepeneag, ressasse, varie, et c’est là qu’il est le plus inattendu. Je me répète donc je suis (tout neuf). Je radote – et (donc ?) je suis frais.
Etc.
Des cercles, comme les roues d’un camion.
Tsepeneag est un roublard, un tendre, un violent – le livre n’est que détours, sinuosités, redites : il file droit, tout en rondeurs : percutant !
2.
Portrait de l’artiste en avant-gardiste à l’amertume malicieuse. Portrait du pornographe en lubrique bande-mou. Portrait de l’écrivain oublié, vieillissant en auteur de best-seller. Théoricien exilé perdu sur internet, incertain chef de file, amant délaissé, joyeux arachnide mythomane, pendu au téléphone, tapi derrière un dérisoire écran d’ordinateur, tisse une toile magistrale, comme si, comme s’il ne savait que faire, et d’un seul doigt sur le clavier efface tout, en remet une couche. En bon amuseur, il nous mène par le bout du nez, on en redemande, comme ses personnages trimballés, entre rêve et réalité, d’un bout à l’autre du livre, du chantier, de l’Europe (relire sa trilogie Hôtel Europa, Pont des arts, Au pays du Maramures pour voir comme il trimballe ses personnages !).
3.
Roman (?). (Éternel ?) (Éphémère ?) (Ni l’un ni l’autre : moderne ?)
4.
Sous-titre : Chantier à ciel ouvert (et non pas roman). Là-bas des hommes creusent. Que vont-ils trouver ? Qu’aimeriez-vous trouver ? J’efface ?
Ciel ouvert, ciel couvert ?
5.
Désinvolte, travail d’orfèvre, virulence du trait, ironie nourricière, construction millimétrée, tas de sable… Mensonges, négligences, aveux, pieds de nez, masques, films, e-mails, faits divers, fouilles, répétitions, tranchées, détournements… Délitements, agonies, traducteurs, doubles, pseudonymes, fantômes… Errance, qui a construit le dédale ?
6.
En passant (par où ?), il tord le cou à l’auto-fiction. Auto-fiction ? Camion-fiction ? Tord le cou : dans quel sens ?
7.
« "Tes critiques sont morts", m’a dit Paul, et il n’y avait rien de cynique dans sa formulation. C’était un constat lucide. » (page 114). Je ne suis pas critique. Mais lecteur, et de quel livre ! (Point d’exclamation ou point d’interrogation ?) Avis aux critiques vivants (ici sur Libr-critique !).
8.
Je me souviens de Tsepe, il y a plusieurs années. Son traducteur d’alors, Alain Paruit, présente son dernier livre et, prudent :
– C’est de votre livre, que je parle ; vous m’arrêtez si je dis une connerie.
Et Tsepe :
– Au contraire.
9.
L’humour : une pleine cargaison, que Tsepeneag manie à la louche.
Chris Marker vient de mourir. Je lui emprunte le mot de la fin : « L’humour c’est la politesse du désespoir. » Est-ce lui qui l’a écrit, ou l’un personnage (réel ?) d’un roman (irréel ?).