Mathieu Larnaudie, Acharnement, Actes Sud, été 2012, 208 pages, 19 €, ISBN : 978-2-330-01262-5.
Tandis que ce soir (de 19 H à 22 H exactement) Mathieu Larnaudie sera l’invité de la Librairie Charybde (129, rue de Charenton 75012 Paris) – avec Claro et Mathias Enard –, revenons sur son fascinant dernier roman.
Présentation éditoriale
Depuis la défaite du ministre dont il rédigeait les discours, Müller a mis à distance sa fonction professionnelle de "plume". Dans la quiétude de sa demeure champêtre, il s’ingénie à élaborer l’allocution politique idéale, s’accordant quelques addictions (séries policières télévisées et petits verres de Chartreuse) et observant d’un œil acerbe, en connaisseur, les campagnes électorales qui se succèdent et ramènent aux affaires des ambitieux qu’il a jadis côtoyés. Mais sa retraite est bientôt troublée par d’intempestifs suicidaires, des inconnus qui, du viaduc surplombant sa propriété, viennent s’écraser dans ses plates-bandes.
Le compulsif assemblage des mots, face au silence du désespoir. Ces deux réalités, une écriture caustique les met en miroir pour mieux illustrer les paradoxes de la rhétorique et l’incapacité de la parole à prendre en compte ce qui survient…
Après Les Effondrés où il questionnait la chute de la doxa ultralibérale, Mathieu Larnaudie confirme sa capacité d’engager la fiction dans un décapage rigoureux des stratégies, effets de manches et belles envolées du langage qui nous gouverne.
« C’EST D’ABORD UNE SIMPLE IMAGE, survenue à la lecture de je ne sais plus quel quotidien, à la rubrique des faits divers : l’ombre d’un viaduc qui s’étend sur une vallée, et de ce viaduc des corps qui tombent. Des corps mystérieux, muets, ou plutôt dont le cri ultime tient lieu de toute parole.
C’est ensuite, comme venant s’enrouler autour de cette première image, une autre ombre : celle des tribuns derrière lesquels se cachent les artisans anonymes d’une parole, celle-ci, codée à l’extrême, patinée par l’opinion, conçue pour convaincre – l’inverse d’un cri. Le métier de "plume" est mal connu : par essence, les auteurs de discours politiques sont voués à l’effacement, à la discrétion. Cette position paradoxale m’a toujours intrigué : comment se fabrique le discours politique ? Comment s’incarne ou se désincarne-t-il ? Surtout, je me suis étonné que cette position n’ait, à ma connaissance, jamais été vraiment représentée et questionnée dans la littérature – sans doute parce que ce discours fait un usage de la langue qui se situe précisément aux antipodes de ce que cherche la littérature : ce sont deux idées irréconciliables du langage, de ses pouvoirs ; deux idées irréconciliables, aussi, de ce qu’on appelle un "auteur". C’est peut-être cela même que le roman explore : cette impossible réconciliation. C’est, en tout cas, un théâtre où les ombres se hantent les unes les autres, où les fantômes du passé apparaissent à la télévision, et où les fantômes qui s’accumulent au pied du viaduc leur font un écho sourd, morbide et burlesque. Dans Les effondrés, j’évoquais la crise d’un discours idéologique : celui que la crise financière de 2008 a brutalement remis en cause. Le récit était en prise directe sur l’actualité. Au moment où paraît Acharnement, en France en 2012, nos esprits résonnent encore des paroles qui ont animé la campagne présidentielle. J’avais commencé le livre avant, je l’ai fini pendant. Il me plaît de croire que l’on peut y trouver quelques traces de cette récente actualité et d’acteurs de notre histoire politique récente » (Mathieu Larnaudie).
Chronique. Plus dure sera la Chute…
L’acharnement dont il est question ici est celui d’un speech writer disgracié qui, passé de l’agitation mondaine dans les hautes sphères du pouvoir à la réclusion dans une propriété campagnarde, continue malgré tout à rédiger des discours politiques. Ce travail de Sisyphe – plutôt que décisif – n’est interrompu que par les affaires domestiques, les séances de télévision – où Müller revoit les figures politiques qu’il a fréquentées – et les investigations des gendarmes, suite aux quelques victimes découvertes au fond du jardin, des suicidaires qui se sont jetés de l’ancien aqueduc romain.
Acharnement n’étant pas un roman à tiroirs, il serait vain de jouer à reconnaître tel ou tel personnage politique, tel ou tel événement récent. L’important, c’est la façon dont l’écrivain nous invite à regarder avec distance le mélange d’"exotisme familier" et d’"exhibitionnisme outrancier" (p. 152) qui caractérise le cirque politique ; la façon dont il décrypte l’homo politicus : "on a tendance à considérer, le plus souvent, que la temporalité propre à l’homme politique est celle de l’urgence, de la suractivité, de la crise perpétuelle, des arrangements immédiats et paniques avec l’opinion, avec l’actualité, avec le rush permanent du monde, mais on oublie qu’elle est également, en même temps, celle d’une stratégie – d’un pari – à très long terme, patiente et obstinée, dont les coups se jouent très longtemps à l’avance" (151). Qu’est-ce qu’un homme politique, au fond ? Un histrion cynique dont l’"éloquence toute faite" charrie des mensonges et des "âneries populistes" (58), "cette quincaillerie culturelle qu’il est bon de citer à tout propos" (88)… Que vaut cette parole politique qui "n’est jamais, sauf en de très rares exceptions, l’expression d’une singularité autonome" (160) ? Un exemple du politiquement correct pratiqué par ceux qui veulent à tout prix occuper le terrain médiatique : il faut agir et penser d’une manière nouvelle… il faut renouer avec notre identité et nos valeurs…
Ce drame en cinq actes qui oscille entre la première et la troisième personne, le polar métaphysique et la satire politique, constitue bel et bien le pendant des Effondrés : après la chute des croyances ultra-libérales, celle des croyances dans le système de représentation politico-médiatique. S’appuyant sur une analyse discursive des plus minutieuses, en particulier dans des parenthèses qui dressent un examen critique des notions et expressions galvaudées, Mathieu Larnaudie s’attaque à notre monde de simulacres. Rien d’étonnant, donc, à ce que la couverture d’un roman qui n’est pas sans faire songer à La Chute de Camus cligne du côté de Bosch : ce monde des chutes est un monde déchu qui s’avère monstrueusement grotesque. Monstrueusement grotesque comme le cri de ceux qui, avides de sensations, se jettent dans le vide au bout d’un élastique. Hélas, ce sport extrême sert de prélude à l’extrême pur et simple : le saut dans le vide des suicidaires est sans doute la réponse désespérée à une civilisation qui, pour avoir horreur du vide, favorise la saturation des discours et des images. Et si la Nausée ultramoderne était provoquée par cet "étrange phénomène de persistance fictionnelle" (87) que constitue notre surreprésentation du monde ?