Nous sommes heureux de publier le début d’un travail en cours qui, d’une certaine façon, se présente comme le pendant réflexif de l’Univerciel de Christophe manon : c’est dire l’acuité de la vision et le degré d’inventivité verbale. Révolutionnons-nous, donc !
« Nous sommes sans nouvelles de nos ancêtres. Nous nous sommes arrêtés ici- Sans nous connaître nous nous rassemblons- nous échangeons nos souvenirs de guerre- nos plaies ne sont pas les mêmes elles se cicatrisent- nous ne sommes pas seuls » (M. Pleynet)
« Lorsqu’une voix ou une musique est interrompue soudain, on entend à l’instant même autre chose, un mixte ou un entre-deux de silence et de bruits divers que le son recouvrait, mais dans cette autre chose on entend à nouveau la voix ou la musique, devenues en quelque sorte la voix ou la musique de leur propre interruption : une sorte d’écho, mais qui ne répèterait pas ce dont il serait la réverbération » (J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée).
De la rémanence : contrespaces
Rythmiques pour un internel retour du beau mot de « révolution »
Le temps de la fin du monde commence.
Et ce commencement de la fin… ne fait que commencer.
Contre l‘hystérie chronologique du capital, emprunter un temps qui nous manque, dans la nuit des temps, dans la nuit canine : soit ce qui vient après la fin de l‘Histoire. Un temps qui ne soit plus corseté d‘avance par sa linéarité, son irréversibilité ou sa finalité.
Une chronolyse, un souffle qui échapperait au régime de la dette ou du donné, de l‘emprunt ou du rachat. Espacement plutôt que dépassement
Un espace d‘extrême faveur, simplement, dans le vif, de nouvelles partitions.
A la limite du mythe, un passage. Une offrande. De la jointure, le jeu d‘une ouverture.
Faire correspondre l‘échec de tout un mode de vie avec la fin d‘un temps, mais sans doute aussi avec la fin du temps. Entrée dans quelque chose d‘autre que l‘Histoire. Par de multiples canaux, en de mystérieux sentiers néogènes.
Un grand écart, un long détour que nous sommes, où commencement et fin se rencontrent, dans la mansion terrestre. Façons de relier le monde, et de s‘y attacher.
Le en-commun qui nous partage
(Im-manence du Monde, per-manence de la Terre)
1) Des signes pressent, partout, tout le temps, étouffés. Des bruits, des tremblements, des ravages de notre espace vital, notre lieu d’être, notre sol comme-un.
De l’indéfinissable, ces secousses appellent une mémoire et une langue, une sémiose. Biologique, géologique: des alertes, des surprises d’inconscience.
Ce monde est malade de conscience, malheureuse, aplanie, privatisée, planante. Percevoir, recevoir ces signes qui transitent les sens, nous branchant aux courants de fond qui travaillent la Terre et son habitation. Im/expressions. Décider en conséquence, en effets, loin de toute volonté volontariste. Un grand bricolage, ou une nouvelle alliance.
Hors d’une logique du choc ou de la transgression, con-cevoir une révolution.
2) D’inédits plissements font corps, de nouvelles affections. Des signes sont captés, dans un monde largement désaffecté, entre la prison et le chaos. Ils demandent des réponses bien en deçà de toute question. Le mot même de "nouveau" est usé jusqu’à la corde. Disons : d’exception. A même ce début de la fin, guetter l’occasion polychronique, comme cette rencontre précaire entre des germes en dormance et l’atmosphère ambiante. Une énergie cinéthique, dans l’ordre intensif. Un tiers-inclus opérant d’autres relations-avec, d’autres pactes ou cooptations.
3) Cette mnésie consiste à oublier activement l’"histoire des vainqueurs" et à l’anhumaniser. Raccorder les canaux du passé le plus refoulé avec ceux qui remettent le monde en circuit, en en redistribuant le sens et l’insensé. Ouvrir une péri-ode, une odyssée nouvelle : prendre la vitesse de l’Histoire et, la devançant, annoncer par nos tourbillonnements anastrophiques les grands cataclysmes qui viennent (qui sont donc déjà là : catastrophes).
Béance active, vacance, laisser-être ouvrant le branle aux formes-de-vie par ses tours, détours et retours multiples. A l’instar des motions cardiaques : systoles- diastoles marquant par leur rythme le caractère révolutionnaire de l’existence.
4) On nous dit que tout circule, mais la stagnation est patente : univers carcéral, claustration généralisée, inconscient verrouillé, séquestration totalitaire, pure captivité, réclusion de chaque instant et en tout lieu : plus d’Eden ni d’île miraculeuse, plus d’ailleurs ni de lendemains qui chantent. On a marginalisé l’espace même de notre vouloir vivre.
Il s’agit bien de se réapproprier les fluctuations secrètes qui circulent encore quand tout semble arrêté, dans l’agitation perpétuelle. Que l’effet offensif de notre refus ne surplombe pas sa vivacité fabulatrice.
5) Contre la distance critique, notre décision vient de et dans l’extrême proximité distale.
La Critique de ce monde par les asociaux intégrés que nous sommes nourrit la capacité à y stagner : radicalement hétéronomes, pratiquement, à la mesure même de notre autonomie idéalisée. Individu mytheux, communauté hypnotique.
Différemment et après la déconstruction de telles abstractions, il est question de reconfigurer un sensible en bataille, en discord perpétuel. C’est-à-dire de nous attaquer pratiquement à l’atteinte des conditions de possibilités de la vie même, à sa capacité d’altération.
Il est ici question du "subtil", de la vie qui passe entre les mailles du filet. Une pratique de l’insauvable, le nom d’un silence dont personne ne peut reproduire l’événement.
6) Il n’y a jamais eu de changement de base vertical, de renversement du rien au tout : se sous-venir des tables rases désastreuses. Il s’agit là d’acter, radicalement, un trajet (et non un Evénement) habité. Où sommes-nous ? Que s’est-il passé ? Nous sommes là, nous sommes le là. Nous conspirons. Nous existons. C’est l’exiStance des nous-autres qui est révolutionnaire.
Notre terrienne transcadence (cadere : tomber plutôt que monter, s’élever du "scendere") et ses clinamens.
7) Le mot rémanence parle mieux que celui, évanescent, de "survivance" de cette présence-absence que l’on ressent par et dans cette sensibilité sismique à la Terre et aux temporalités, qui vont bien en-deçà de l’Histoire en tant que telle ou de la surface des événements.
Ce talisman infinit "ce qui perdure" dans "ce qui est perdu", ce qui reste vivace dans le révolu. Les forces rémanentes qu’il s’agit de se réapproprier (reclaiming) dans la dé-propriation- disons, n’ayons plus peur, la libération- le jeu libérateur (savoir-faire, savoir-vivre, coopérations, luttes, sabotages, graines, terres,…). Le mal propre est le territoire : la question est échologique, musicale, sphéropratique.
Sortir du temps paulinien et du fantasme d’une coupe radicale dans le mètre du temps, ce Temps géomaîtrisé. Nous entrons dans le "temps prolongé de l’urgence", le temps des catastrophes, le temps de l’ultimatum, plus intense que tout présent, tout futur et tout passé, un "point accéléré" comme croisement de courbes, tel un cœur qui bat plus vite dans le désir (ou dans la peur) : une sorte de point de départ et de point d’arrivée infiniment étirés l’un dans l’autre. Un entre-là, un entre-nous qui malaxe la pâte de la présence pour redistribuer le proche et le lointain, l’é-loigné : étranger le proche (rencontrer), devenir le lointain (accueillir)- hospitalité contrapuntique…
Voilà un temps qui vient, autrement qu’intervallaire (Badiou), dans l’à-travers, comme à travers. Une transition du vivre, échappant aux assignations.
Nous en appelons non tant à un moment de rupture, donc, tributaire d’une figuration temporelle linéaire qu’à un mouvement de retour ou de retournement, de cercle ou plutôt de boucle. Au point de bouclage, tout contre l’irréversibilité du temps, une flèche est pourtant lancée au lieu du lieu. Un geste, précis, plutôt que mille gesticulations. Un acte. Mille-et-un actes comme des poussées de sève vivifiantes…
Décider de- et comment– être en commun, permettre à notre existence d’exister et se retourner. Il y va à la fois de décisions cosmopolitiques, mais surtout d’actes au sujet de la cosmopolitique.
9) Peut-être en avons-nous fini avec le mot de "politique". A l’heure où la métropole (et non plus la "polis", la Cité) a largement remplacé l’agora par une prolifération de dispositifs autotéliques, à l’heure où la société du spectral ne promet rien d’autres qu’un néo-fascisme verni, le mot de politique parait de plus en plus insuffisant. Son étroitesse guindée et citadine n’est plus à la mesure des battements tonitruants du monde, des mondes.
La "politique" sort de ses gonds et revient cosmopolitique, le "politique" se diffracte et devient poélitique : décentralisation rurale et extension du domaine des "choses" communes ; différends, palabres et litiges au sujet d’un cosmos habitable ; extension du langage à la multiplicité sémiotique (déconstruction de l’opposition phonè-logos) ; tentative sur le fil de composer un monde comme-un avec la multiplicité des mondes (au sens de "umwelt" chez Von Uexküll),
expériences de totalisations partielles, toujours glocales,
peuplement toujours en situation du peuple de l’à-venir.
10) Il s’agit d’assumer la suspicion quant à l’origine religieuse du mot ("conversio"). Comme souvent ce n’est pas la "conversion" qui est d’origine religieuse, mais bien le religieux qui capture les forces de déliaisons et de reliaisons. Lent, tourner en rond : un contre-temps dans les plis majoritaires. Un re-venir non pour la seule mémoire, ni surtout pour la conservation, mais un revivre, jusque dans ce qui reste d’in-vécu, de ce qui n’est pas passé dans le passé.
Une histoire native, kairologique, libérée de sa capture eschatologique :
tournée vers le passé qu’elle transforme et le futur qu’elle autorise.
Ralentis camarade, le vieux monde est en toi.