[Chronique] L'invention de la course à pied [Espitallier : Libr-Java - 4]

[Chronique] L’invention de la course à pied [Espitallier : Libr-Java – 4]

janvier 26, 2013
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 3826 9

Jean-Michel Espitallier, L’Invention de la course à pied (et autres trucs), Al dante, janvier 2013, 48 pages, 9 €, ISBN : 978-2-84761-802-0. [Lire l’incipit]

"Les carrières mènent à tout à condition d’en sortir" (p. 27).

Si Jean-Michel Espitallier a ici laissé de côté l’écriture aphoristique – enfin, presque -, il n’a pas pour autant renoncé à ses tours de passe passe. Comme "nous avons perdu le sens de l’humour, qui va de pair avec celui de l’hospitalité", lire un tel opus est une opération salutaire…

Présentation éditoriale

Un livre qui nous raconte comment l’être humain s’avère capable d’inventer des choses et des gestes inutiles, et de les hisser au rang du nécessaire… Ou une autre façon de parler du sport.

Ce court récit nous raconte comment et pourquoi l’être humain inventa la course à pieds et, conséquemment, le stade.
Pourquoi inventer la course – surtout lorsqu’on n’a rien à fuir ? Pourquoi inventer des lieux pour courir en rond – alors qu’on peut courir partout, d’un point à un autre ? Ici, comme dans tous les livres de Jean-Michel Espitallier, la logique flirte avec l’absurde. C’est un livre qui propose une autre façon, peu orthodoxe, de parler du sport, d’une façon drôle, parfois grinçante, voire – là où on s’y attend le moins – dérangeante.

De l’origine de la course à pied parmi les hommes…

C’est sur le mode fantaisiste que Jean-Michel Espitallier reprend le modèle généalogique : d’où vient le besoin de courir, c’est-à-dire de s’amuser à se faire suer pour rien ? Enfin, pour rien… L’homme étant un inventeur hors pair d’alibis et fourbis, il ne lui faut guère beaucoup de temps pour trouver des finalités : il faut courir pour arrêter de tourner en rond, c’est-à-dire ne plus passer pour rien… pour se stresser en cherchant à se déstresser… pour se faire hyène par hygiène… pour se faire valoir en se faisant voir… pour se dépasser en surpassant et en passant devant des spectateurs dépassés… pour dépasser le mur du con en passant et repassant… pour gagner des ronds en tournant en rond… Il faut faire courir pour empêcher les jeunes cons de tourner en rond… Trêve de plaisanterie : "Un jeune qui joue au foot dans un stade ferait mieux de fabriquer des cocktails Molotov et d’aller faire brûler des Mégane" (26)…

Au commencement : une carrière où "les agités du muscle" tournent en rond devant des braillards qui ne tournent pas rond… De fuite en avant en fuite en avant, les coureurs pour rien finirent par faire carrière… Preuve que les décérébrés fous de célérité peuvent également accéder à la célébrité !

Il n’est même pas impossible que l’Homme, qui n’est pas un animal – assurément ! -, ait toujours préféré à la culture intellectuelle la sculpture physique

De l’historique à l’hystérique, la boucle est bouclée : de la compétition à la compétitivité, des tours de force sportifs à la force des tours de l’exécutif, de la volonté de vaincre à l’écrasement tyrannique… L’air de rien, Jean-Michel Espitallier dévoile les engrenages infernaux ; les paradoxes aussi : "Résumons : pour accéder à la forme, disons olympique, que procure l’effort pour rien, encore faut-il être en forme" (14).

Mieux, ses agencements répétitifs nous donnent le tournis : mini-listes (de produits dopants et de champions), anaphores et anadiploses, isolexismes (dérivation et polyptote), tautologie, réduplication composée ("joli-joli")… Ça vous donne envie ? "Au fond, il en avait besoin depuis la nuit des temps. Il en avait besoin mais ne le savait pas. Et ne le sachant pas, il n’avait jamais eu envie d’en avoir grand besoin. Ignorant qu’il en avait envie mais sans réelle envie de vraiment le savoir. Et donc, sitôt senti en lui vibrer le phénomène, il eut très vite envie d’en avoir grand besoin, super besoin d’en avoir très envie, très très envie d’avoir envie de la savoir. Et le sachant, sachant qu’il avait très envie de ce besoin d’envie, il inventa sans le savoir quelque chose de spécial […]" (6)… Toujours envie / en vie ? Puisqu’on aime la course à pied de nez, terminons par cet emboîtement ad libitum : "Afin que les derniers arrivés (dit-il) puissent grimper pour continuer de voir d’en haut le spectacle, les dispensant ainsi de passer l’après-midi à regarder bouger la nuque de ceux qui devant eux regardent bouger la nuque de ceux qui devant eux regardent bouger la nuque de ceux qui (poursuit-il) devant eux regardent bouger la nuque de ceux qui devant eux regardent bouger la nuque de ceux qui devant eux regardent bouger la nuque […]" (29)…

La mécanique Espitallier, ou l’art de nous faire courir en tous sens et hors du sens, par aporie… et pour rien ! – ce rien qui nous donne le vertige.

, , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *