Où sont les temps où un Hugo pouvait fustiger « Napoléon le petit », un Sartre s’attaquer au Général en personne ou un Bourdieu allumer des contre-feux pour résister au nouvel ordre économique ?
Fi des nostalgiques, aujourd’hui, il faut être réaliste : dans une société moderne, c’est-à-dire médiatico-marchande, quelle place y a-t-il pour les intellectuels ?
Aujourd’hui, il faut être réaliste : à quoi servent les intellectuels ? Quels qu’ils soient, ces universalistes sont dépassés ; démodés ces utopistes qui se trompent toujours ! Et puis, après tout, ce ne sont que des citoyens comme les autres, qui veulent imposer leur vision cérébrale du monde – ce qui, dans un monde moderne, est inacceptable. Assurément, ces trouble-fête sont incapables de respecter l’esprit de convivialité, n’ayant de cesse que de nous polluer l’esprit avec leurs sermons sur la menace ultralibérale, les dérives scientifiques, les travers de la société spectaculaire…
Aujourd’hui, il faut être réaliste, dans une société moderne, c’est-à-dire ludoconsumériste, le but du jeu n’est pas de se prendre la tête, mais de s’éclater à coups d’octets et de pixels, de vivre la folle Aventure du XXIe siècle, de grossir son capital santé et son capital bien-être, de s’offrir du FUN, toujours-plus-de-FUN, afin d’atteindre la cooltitude absolue !
Aujourd’hui, il faut être réaliste, dans une démocratie moderne, c’est-à-dire médiatico-marchande, les principaux candidats à l’élection présidentielle, représentants des intérêts les plus puissants, doivent offrir de spectaculaires joutes verbales et faire assaut de promesses les plus audacieuses et incongrues les unes que les autres. Le vainqueur a gagné son bain de foule aux Champs-Élysées et le droit de défiler avec son trophée sous l’Arc-de-Triomphe. Et, au bout de cinq ans, lorsque la coupe est pleine, c’est au tour du camp adverse de connaître la même ivresse.
Aujourd’hui, il faut être réaliste : à l’ère du suffrage médiatique, de la démocratie péblicitaire, quelle place y a-t-il pour les intellectuels dans une campagne présidentielle ? Assurément, ces « intellectuels » passeraient leur temps à ressasser des propos aussi oiseux qu’ennuyeux. Par exemple, ils pourraient nous rappeler que les sondages font l’opinion ; que le charisme sert parfois l’extrémisme ; que, favorisé par les médias, le populisme triomphe ; que la promesse d’un Âge d’or constitue la meilleure stratégie d’un Saturne à venir ; qu’un sermon sur la montagne peut cacher un démon de basse campagne et qu’après les beaux discours suivent les appels au secours ; que le cumul des pouvoirs politique, économique, médiatique, voire judiciaire, doit s’appeler berlusconisme ou poutinisme ; que s’il faut être absolument « réaliste », force est de constater que la raison du (néo)libéralisme est toujours la meilleure : en faisant prévaloir le pulsionnel sur le rationnel comme jamais, en imposant le matérialisme capitaliste et l’individualisme de masse, il a engendré l’anomie moderne – lui, le (néo)libéralisme, et non pas une génération prétendument diabolique, celle de 68 -, et l’anémie morale a engendré l’État-pénal, nouvel avatar d’une idéologie présente dans l’histoire des droites en France, mais surtout importé du « Nouveau Monde » ; que sans vertu il n’est de démocratie qui subsiste ; que le contrat social est préférable à un pacte avec le Léviathan ; que l’anti-rousseauisme conduit à conserver les inégalités en les décrétant « naturelles » ; que l’ignorance des conditions sociales d’existence conduit au déterminisme génétique ; que le postulat du Tout-génétique exempte l’État de son rôle social…
Aujourd’hui, il faut être réaliste, comment peut-on être Français si, à une époque de mondialisation et d’immigration, on ne trouve pas un protecteur, un garant de l’unité et de l’identité nationales, un homme providentiel capable de nous bercer d’illusions ?
On en viendrait à penser (peut-on dans ce contexte qui tient du Folklorique, pour citer Artaud, seulement « Maintenir sa pensée »?) que le remède du mal est dans le mal lui-même, et seulement inclus en lui-même ; que son pire ennemi est en lui_même, qu’il s’annihilera par lui-même, autodestructeur qu’il est. Ayons au moins l’espoir du desespéré qui ne peut pas être hors de la Société Spectaculaire, puisque la critiquant il y est. Salutations amicales à Mr Thumerel.