[Chronique] Au Carnaval Durif

[Chronique] Au Carnaval Durif

mai 23, 2007
in Category: chroniques, UNE
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tuetete.gifUne partie de l’oeuvre d’Eugène Durif se place sous le signe du Carnaval. Cette semaine, on ne manquera pas de découvrir, lors du Festival 20scènes, le spectacle que propose Anne Courel (Compagnie Ariadne) à partir de Pochade millénariste et Comme un qui parle tout seul : À tue-tête, la java des déjetés. Voici la présentation qu’en donne le site www.theatre-traduction.net :
« Il y a fête dans la ville. Dans quelques heures aura lieu l’inauguration de la Maison de la Poésie, avec invités officiels, lectures non-stop et sonnet de Rimbaud mis en orbite par la fusée Mariane. Alors vite, il faut ranger les rues et les ruelles. Tout doit être propre. Des brigades humanitaires sont chargées de nettoyer le paysage urbain : les sans toits, les sans rien-du-tout n’ont plus qu’à se cacher s’ils ne veulent pas être embarqués dans des centres à l’écart de la ville. Mais à la faveur d’une panne d’électricité, ils sortent tous et une grande fête des gueux, carnaval bouffon, s’improvise. Dans les rues sonnent et résonnent leurs cris et leurs chants, paroles de colère, paroles nécessaires, comme dans une sorte d’ivresse, jusqu’à ce que…
Parler de l’exclusion n’est pas facile. Faire du théâtre qui parle de ce monde qui va de travers n’est pas évident. Aussi ce spectacle utilisera non seulement les mots, le chant et la musique, mais surtout il fera jaillir la poésie car elle seule peut montrer la réalité, tout en créant le décalage et la distance nécessaires.
Entre théâtre et musique, c’est un poème symphonique qui s’élèvera sur la scène ».

Dans la Préface de Têtes farçues (L’Écoles des loisirs, 2000), Eugène Durif revendique d’ailleurs ouvertement cet héritage carnavalesque : « cette farce s’inscrit dans une tentative de s’approprier des formes archaïques, foraines, littéraires ou orales, et de parler du monde de façon « carnavalesque » (pour reprendre une expression de Bakhtine à propos du monde de Rabelais). Pour citer des références, cela pourrait aller des fatrasies médiévales à Alfred Jarry en passant par les soties, les jeux de mots des « Grands Rhétoriqueurs », Rabelais, Tabarin ou Thomas Gueullette, les « entrées de clowns » recueillies par Tristan Rémy… »

Que cette pièce pour grands enfants soit la réécriture d’Ubu roi ne fait aucun doute : cette « baudruche ouatée », cet « ububu de popoche » qu’est Cap’tain Bagoinffre n’a qu’une seule obsession, celle de tuder… L’inventivité verbale est également au rendez-vous, dans les détournements de clichés : « il y a aiguille sous roche », « Tu ne seras pas le dondon de la farce », ou « HARO SUR LE BIDET », comme dans l’art de l’invective : « Agité de la capelle ! », « chibre glabre », « pet bréneux ! Infirme de la copule ! », « Étron patibulaire ! Stipendié de la prébende », « résidu de giglette »…

rachto.gifMais surtout l’originalité de ces Têtes farçues réside dans le « grand combat » pour la conquête de la capelle, emblème d’un capitalisme dont la domination est à la fois économique et symbolique. Ce combat des chefs entre un avatar de la commedia dell’arte (Cap’tain Bagoinffre) et un traître ancestral (Ganelon) oppose ainsi la langue idiolectale à la « langue nouvelle », « langue sans équivoque, un mot enfin pour une chose », « langue propre, sans arrière-paroles » parlée par les « gens normaux »… D’où le réquisitoire de Ganelon : « Assez d’archaïsme ! (…) Il faut introduire l’esprit du management. Finissons-en avec ces vieilles formes. (…) Soyons résolument modernes ! » On reconnaît ici l’antienne qui caractérise un discours dominant que l’on peut condenser dans cet imparable raisonnement : est moderne ce qui est nouveau ; ce qui est nouveau est à la mode ; ce qui est à la mode se vend… Aussi la langue doit-elle subir une véritable épuration pour concourir à l’avènement du Tout-économique.

lechauffement.gifLa langue carnavalesque est précisément celle qui excède cette novlangue, cette langue uniformément lisse qu’est le FMP (Français Médiatique Primaire). (1) Et parce que Eugène Durif nous fait saisir la vitalité et la truculence de l’idiolecte carnavalesque, parce qu’il nous fait entendre cette résistance proprement moderne à la révolution-restauration idéologique, il convient de parler de langagement.

Preuve, s’il en était besoin, de l’intérêt que peut avoir aujourd’hui le théâtre carnavalesque d’Eugène Durif : la représentation que viennent de donner à l’Université d’Artois des étudiants de 2e Année en Arts du spectacle – dont sont extraites les photos ci-jointes.

(1) Voir, outre Orwel et Prigent, Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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