[Lire la présentation générale de Chair Jaune]
Ce livre n’en est pas un, ou plus précisément, n’étant pas rien, il s’agirait davantage de parler de deux livres, ou bien du parasitage d’un livre, d’une tentative de traduction d’un livre, s’immisçant dans celui-ci, l’original. En effet, alors que l’unité livre définit aussi bien l’original (dans la langue de l’auteur) que sa traduction (diffusion dans une autre langue), ou bien encore une édition bilingue, ici la traduction s’invite à l’entrecroisement du texte original, s’invite avec bruit, au point de briser l’unité du texte de Federman, d’en venir déranger son sens, de le re-indexer à d’autres horizons, d’autres propos. Cette traduction tient davantage d’Hermès que de la rationalité objective, davantage de liaisons post-lacaniennes ou potaches que de l’effort d’adéquation.
Chair jaune de Federman est entrecoupé par la craduction, de Pierre Le Pillouër qui parasite le texte original, se jouant de lui, car, de fait, étant dans une certaine correspondance avec l’intensionnalité littéraire de Federman, aimant à carnavaliser les mots, à les tordre les faisant passer aussi bien au prisme de l’argot que dans les possibilités d’anamorphoses des jeux poétiques, il invente des lignes de compréhension improbables, qui peuvent même parfois interroger le texte d’origine, et non pas seulement se tenir dans une distance.
Qu’est-ce que cela donne à première vue ?
Des montages amusants : ainsi le poème The problem with verbs, devient Le problème avec l’Herb‘, s’ensuit un jeu de reflet phonétique dans lequel Pierre Le Pillouër s’engouffre avec jubilation.
Des montages interprétatifs : Cannibal Love devient Qu’animal gobe :
[Federman]
This morning
I saw two lovers
in a garage
devoring
each other’s mouth
[Le Pillouër]
Qui mord sniffe
l’assaut tout pervers
dans un garage
de deux veaux
se bouffant la bouche
On perçoit à travers cet exemple, en quel sens il y a détournement de ce baiser dévorateur des deux amoureux en une forme de baiser de deux veaux, terme non point laudatif, mais plutôt critique. La craduction est alors à comprendre comme une forme de liaison où la part de l’imaginaire linguistique du craducteur est aussi importante que la part rationnelle et proprement linguistique. Mot valise formé de crader et de traduction. Art de la méta-phore dans la trans-duction. Tout passage d’une langue à l’autre altère selon le prisme de celui qui interprète, qui reli[t/e]. Qu’est-ce qui peut être entendu lorsque l’autre s’exprime ? Il s’agit alors de prendre les textes de Federman, selon Le Pillouër, selon la profusion des possibles permis au niveau de l’instance de la lettre, d’un inconscient de la langue.
Être crade, crader, c’est mettre de la crasse sur quelque chose, c’est introduire une forme d’altération, de corruption. Cela vient de crassus : gras.
Et cette craduction est bien, aussi, grasse. Si certains jeux de mots sont pour le moins subtils, voire productifs de sens, il est certain que d’autres sont davantage graisseux voire même potaches. Alors que pour une part, la craduction obéit à la mobilité en écho indiquée dans le poème Residu A, et s’offre comme possibilité de réinvention phonétique et sémiotique de l’original en langue anglaise, une autre part apparaît comme jeux de mots un peu gratuits, qui feront sûrement rire les amateurs de calembours ou bien d’associations automatiques post-lacaniennes (telle la craduction de Victory en Vis ton risque et ce qui en découle).
Ainsi, deux livres se présentent, qui pourtant sont liés. Cependant se pose la question de savoir si ce travail de Le Pillouër ne vient pas masquer les textes de Federman, devenant plus prégnant que ceux-ci, en en vampirisant la force dans la recréation proposée. Je ne répondrai pas. Chaque lecteur se fera son opinion.
Merci mon cher Philippe pour ta lecture très pointue et exigeante de
« chair jaune », découverte ce soir sur ton excellent site.
Tu es le premier à recenser l’ouvrage et tu soulèves un problème auquel la 4° de couv de Nathalie n’a pas répondu.
Il n’y a pas de livre intitulé « chair jaune » et ensuite Craduit par moi.
On aurait dû préciser que ce livre a été désiré, réclamé, inventé par Raymond lui-même,
suite à une première craduction , dite alors translaction parue dans Fusées.
Des lecteurs ne sachant pas que Raymond maîtrise parfaitement le français, pourraient même être scandalisés
– comme si je me moquais des poèmes originaux, dans le dos de l’auteur.
Il faut donc expliquer que Federman est bien le créateur, au même titre que moi, de ce livre, il a carrément suscité
et approuvé ces gestes avec un abandon lascif, quasi érotique et mystique zen, provoquant quelque chose de
nouveau, donc d’un peu choquant pour les puristes
(l’auteur qui lâche l’original
au lieu de le défendre becs et ongles, c’est un rapport nouveau, bien digne de la « laughterature »)
Cordialement
PLP
Quand je lis des conneries du genre « traduction (diffusion dans une autre langue) » je ne vais pas plus loin. J’ai affaire à un commercial ou (variante) un communiquant. Rien à voir avec la littérature.
Je vois cher Jacques toute ton élégance dans ton commentaire. Et aussi le peu de compréhension de ce que l’on appelle une mise en situation.
@ Pierre > tu as raison de mettre en lumière ces précisions. Car en effet, il est utile, même si bien évidemment je le savais, de redire que Federman tout à la fois parle et écrit français et que de plus il est aussi moteur dans cette création.
Ce qui est apparaît ainsi c’est en quel sens la trans-duction d’une langue à l’autre est toujours liée à une interprétation, qui peut elle-m^me devenir une création, une réécriture. Je ne l’explicite pas dans mon court article, mais c’est bien là depuis le début du XXème siècle, ce qui est apparu avec notamment la psychanalyse et la question de traduire cette étrangeté, cet impossible à dire (cet interdit) dans la langue maternelle. Cela s’échappe, cela brise le dire, et le dire souvent se paie de mots, de ses propres mots. Derrida a parfaitement repris cette question freudo-lacanienne en la reposant en liaison avec la traduction d’une langue à l’autre.
Ton travail d’hyperbolisation de la traduction et de la part subjective expose ainsi explicitement l’opacité du prisme de l’autre, de sa relecture-écriture dans le déplacement. Ainsi, en quelque sorte, il y a toujours une forme de métaphorisation dans l’acte de traduire.
que c’est serieux toute cette discussion du petit jeu [je devrais plutot dire plajeu] que Le pillouer et Federman ont joue — d’abord an rigolant — et apres en se rendant compte qu’ils etaient en train d’inventer un nouveau genre litteraire —
il serait interessant maintenant de recraduire en anglais ce que pierre a fait.
Je lance cette idee a jacques
La psychanalyse en littérature est une autre connerie, absolument pas moderne. Le genre de bavardage qui ne sert qu’à refuser son autonomie à la littérature.
Le Pillouër n’a rien inventé, et c’est ce qui « autorise » sa réécriture. Les amateurs de littérature (ceux qui se méfient des discours) se reporteront, par exemple, aux « Poésies non traduites » (c’est leur titre) d’Armand Robin, aux Poésies allemandes (pas toujours traduites) de Nerval, aux adaptations-traductions de Pétrarque par Ronsard et beaucoup de ses contemporains, etc.
Voilà pour les « mises en situation ».
À Raymond :
c’est Claude Esteban qui avait lancé l’idée de traduire et retraduire les traductions. Rien de nouveau sur les terres de l’écriture !
Quelle assurance cher Jacques ? tant de conneries autour de soi, que l’on pourrait se demander comment vous faîtes pour vivre ?
Un peu de légèreté… oui certainement.
Quant à savoir si quelque chose que l’on nomme « littérature » puisse être « autonome », je me pose bien la question, et ne peut penser ce que l’on nomme « littérature » sans la replacer au sein de réseaux, de liaisons, qui à la fois la transforment, la contaminent, et parfois s’en jouent, et à la fois sont agies, déformées, travesties, jouées, déjouées, déportées par cela : « la littérature ».
Oui tant d’assurance dans tes postulats…
quelqu’un lit et il écrit, someone reads and he writes, quelqu’un lit et après il écrit, someone reads and then he writes, quelqu’un écrit et il lit, someone writes and he reads, quelqu’un lit, écrit, relit et récrit, someone reads, writes, re-reads and rewrites, et quelqu’un ne fait presque que ça, and someone does almost nothing but that, quelqu’un ne fait presque que relire et réécrire, someone does almost nothing but re-read and rewrite, sans arrêt, incessantly, et tout ça ça fait des textes, and all that results in texts, et tout ça ça crée des textes, and all that creates texts, quelqu’un lit, écrit et il crée, someone reads, writes and creates, et ce qu’il crée c’est un texte, and what he creates is a text, ou un poème, or a poem, ou un livre, or a book, ou de la prose, or prose, on s’en fout comment ça s’appelle, we don’t give a toss how we call it, ce qui compte c’est que ce quelqu’un crée, all that counts is that that someone creates, et quelqu’un ça attend personne pour relire et réécrire, and someone doesn’t wait for anyone to re-read and re-write, on a attendu personne pour réécrire sans arrêt, we waited for no-one to rewrite incessantly, et des fois on lit et on réécrit ce qu’on a lu, and sometimes we read and rewrite what we read, et des fois on lit et on réécrit ce qu’on a écrit, and sometimes we read and rewrite what we wrote, et des fois on se dit « merde! ça a déjà été écrit par un autre en zoulou! »,and sometimes we say « shit! this has already been written in zoulou !», et après quelqu’un dit que quelqu’un est un traducteur, and then someone says that someone is a translator, et quelqu’un dit à quelqu’un qu’il écrit, and someone tells someone that he writes, qu’il s’en fout de ce qu’on l’appelle parce qu’il crée, that he doesn’t give a toss what we call him because he creates, et après quelqu’un d’autre dit que quelqu’un devrait lire machin et machin et truc et qu’il verra, and then someone else says that someone should read such and such and thing and he’ll see, et quelqu’un dit qu’il voit tous les jours et qu’il voit ce qu’il veut, and someone says he sees everyday and sees what he likes, et quelqu’un écrit qu’en écrivant someone il aurait dû réécrire quelque chose de différent, and someone writes that in writing quelqu’un he should have rewritten something different, que ç’aurait été moins chiant, that it would have been less shitty, plus marrant, more fun, et puis quelqu’un relit réécrit et se tait, and then someone re-reads rewrites and shuts up, pour l’instant, for the moment.
eh !
rien de nous, veau sous le sommeil !
but
un singe de beauté est un jouet pour l’hiver…
(Keats traduit par Bénabou)
So… pas de nouveau genre littéraire là
sinon la généralisation au niveau d’un recueil
de ce que les oulipiens ont appelé la « traduction homophonique »
– et pas besoin d’aller nécessairement voir du côté des psy, il y a d’autres plajoueurs parents dissipation,
Allais & Cros avec leurs vers holorimes, Fourier avec sa lettre à sa cousine Laure (Geai laisse poire toux te foie d’art haché tonna demie rat si on part mont nez loque anse), sans aller jusqu’à Brisset, et c’est tes rats
et pour la vampirisation par le traducteur (notamment aussi par l’homophonie), aller voir ce qu’a dit et fait Jarry en ce domaine.
Alors oui beaucoup de grandes phrases pour un amusement bien simple.
il est bien ton texte de commentaire Tomas