Anne Kawala, De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs, cipM, coll. "Le Refuge en Méditerranée", 2012, 80 pages, 14 €. [Remerciements à l’auteure pour son éclairage sur certains points]
Traversé par l’expérimentation, ce livre superbe d’Anne Kawala s’ancre dans le lieu d’une résidence accordée par le centre international de poésie de Marseille au Liban (Beyrouth et Saïda).
L’ouverture du livre s’apparente à sa clôture. Un même document iconographique marque, par sa symétrie, un double sens de lecture (droite/gauche et à l’inverse), renforcé par la légende en langue arabe, lors de l’ouverture du livre, en langue française, lors de sa clôture. La question du « miroir méditerranéen » est posée, celle des passages entre les cultures arabes et européennes. L’image est issue d’une illustration réalisée pour Le Roman de la Rose de Guillaume de Loris et Jean de Meung. Le titre du livre De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs y fait référence.
L’espace est ici historique, géographique et politique. Il est à considérer dans son rapport avec la mémoire « (…) l’impossibilité de situer l’espace de la mémoire à l’emplacement désiré, à cause de la taille des souvenirs(…) ». L’espace est aussi celui de la page elle-même et de l’écriture qui la recouvre déplaçant, dans un travail minutieux de composition et de mise en espace, ses zones d’occupation et ses marges, quelques pans laissés vierges marqués dans l’angle, par un vers unique ou un signe graphique, de ponctuation. La préoccupation graphique rejoint ici la dimension sonore dans le travail de la langue elle-même et dans son lien aux autres langues.
La lettre arabe waw و investit l’espace graphique et sonore du livre. Perçu en tant que phonème [u], il permet d’aborder conjointement les notions de choix (ou) et de lieu (où). L’auteure en fait usage comme d’un signe de ponctuation mais sonore plutôt que silencieux. Le son [u] sous la graphie arabe و rejoint alors la signification d’un « et/ou » que l’on retranscrira plutôt par un « éou » fréquent dans les livres d’Anne Kawala ( à situer également dans une proximité avec la construction anglaise virgule + and). Le livre abonde de signes graphiques (* ; , :). Certains en gros caractères, dans la dernière partie, occupant seuls un angle d’une page, apparaissent comme les marques d’ouverture ou de fermeture d’une séquence. Le livre se clôture ainsi par deux points : une clôture en forme d’ouverture précédée par un dernier vers marquant le lieu de passages « j’aurais besoin de voir la mer ». La virgule permet également de scinder certains mots. Elle peut également se réitérer. Les chiffres (de 1 à 3) ponctuent le texte comme autant de clés permettant d’en saisir la portée. Récurrence des chiffres 2 et 3, le chiffre 3 rappelant les 3 langues parlées au Liban, les 3 frontières au départ. Le texte intègre chacune des langues (français, arabe, anglais), « Penser dans sa langue en but aux autres ».
L’écriture se déploie par fragments, agencement de strophes, vers, quelques-uns surgissant à nouveau, flux d’un chant avec effets de boucle où la répétition s’opère dans le corps du texte, au regard également d’une poésie arabe travaillée par la sensation de la répétition. L’espace s’articule ainsi, dans le rapport entre la répétition et le silence, donnant à voir ce qui pourrait être une partition, venant se définir comme un temps.
Un espace-temps où l’image-temps filmique, deleuzienne, viendrait affleurer les fragments d’écriture. « Tu n’as rien vu ». La citation du film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour et du livre de Marguerite Duras jalonne le livre. Quelques paroles entendues sont transcrites directement dans le texte, échanges (certains évoquant la guerre ou en référence à la situation du pays), dépêches introduites, citations littéraires, artistiques (Mallarmé, Mondrian, Burroughs, Duras..), bribes importées mises en évidence par la typographie, une modification des polices, marquant des ruptures formelles dans le montage textuel. Cette capture par endroits d’éléments hétéroclites se fait dans le travail soutenu de la langue et de la construction des vers. L’écriture se déploie dans un travail sonore et visuel de créations lexicales. L’incorporation de mots qu’une innovation néologique sous-tend (création de verbes, dans des glissements homophoniques, création d’adjectifs, de mots liés) s’établit dans un foisonnement des procédés de formation des vers tirant l’écriture vers sa singularité et la beauté.